Madeleine Michelis


Amiens, 1942-1944

5 octobre 1942
Chère Maman
       J'espère qu'il fait moins froid à Neuilly qu'ici ou du moins que ton fumiste est venu réparer la cuisinière. Pour moi je ne regrette pas de m'être chargée du radiateur électrique et de lainages. Je me sens déjà congelée. Avec ça j'ai terriblement mal aux dents ( rhumatismes dans la mâchoire inférieure gauche ou début d'abcès, je ne sais pas )... De brillants clairs de lune nous valent nombre d'alertes et nous sommes pas mal survolés. J'étais tout de même assez chargée et j'ai dû laisser une de mes valises près de la gare pour redescendre ensuite la reprendre. Le veau m'a duré trois jours; accompagné d'une salade il était excellent, d'autant plus que la viande se fait remarquer ici par son absence....Toujours rien pour ma carte de charbon. Je commence à désespérer, j'ai perdu ainsi 75 kgs distribués en septembre; pourvu qu'il n'en soit pas de même des 40 kgs qu'on distribue en ce moment...Que se passe-t-il à Paris? Ici, il y avait eu un attentat pendant mon absence d'où nombreuses arrestations et brimades. Autre attentat à Lille où 30 otages seront fusillés avant le 5 novembre, si le coupable ne vient pas se dénoncer. Affreux, tout ça. Hélène a eu confirmation de l'exécution de Feldman. Ca me fiche un rude coup...

 

8 novembre 1942
      ... les nouvelles d'Egypte semblent excellentes, il pleuvait depuis 11 jours, voici aujourd'hui un brillant soleil, j'ai réussi à obtenir un 1/4 de litre de lait tous les 2 jours et on m'a livré du bois jeudi... Ils ont déchargé les 4 stères commandées sur le trottoir devant ma porte et j'ai dû, aidée de mon voisin, un élève de 1ère, rentrer sous une pluie battante et ranger ce bois mouillé dans ma cave. Il me faut maintenant trouver un homme pour scier ce bois ( qui me semble vert ) et acheter un petit poêle pour le brûler. Autre difficulté : on trouve à acheter des poêles à charbon tant qu'on veut, mais il faut fournir 17kgs de bons matières pour avoir le droit d'acheter un poêle à bois... En attendant je me scie tant bien que mal quelques bâtons de bois et je les brûle avec parcimonie dans ma cheminée. Ca ne tient pas et il ne fait guère chaud. Je bénis chaque jour mon petit radiateur parabolique. Ca me donne un peu de chaleur aux pieds, si ça ne chauffe pas l'ensemble de la pièce. Je suis contente aussi d'avoir avec moi mon poste : je suis en train d'écouter le 5ème concerto Brandebourgeois de Bach. Je l'aime follement et c'est chaque fois pour moi un plaisir plus profond de l'entendre interpréter. Avec le temps ravissant je vous imagine et vous espère à Fontaine. C'est un peu triste pour moi d'être condamnée cette année à ne pas jouir de la forêt de Fontainebleau dans tout son éclat. Je vais descendre tout à l'heure à la cathédrale, puis faire un petit tour dans Amiens et remonter tantôt travailler pour la boîte....
 

[page d'analyses politiques]      

12 novembre 1942             

      Je suis encore toute éberluée de la cascade d'événements graves qui se sont passés depuis dimanche. Beaucoup d'Allemands ont quitté en hâte la ville dans l'après-midi de dimanche et pas mal de gens ici s'attendaient à un débarquement vers Dieppe Boulogne etc. Les Amiennois très surexcités ont été un peu déçus mais la nouvelle de l'arrêt des hostilités en Afrique du Nord a dissipé leur chagrin présent " Ce sera pour plus tard ". A dire vrai, ils sont tous contents d'une occupation allemande dans le Midi car ils ont gardé rancune aux gens de par là-bas de leur accueil au moment de l'exode et du surnom de " Boches du Nord " dont les Méridionaux les ont un peu partout gratifiés. Tout est au mieux et si les hostilités cessent rapidement au Maroc, nous aurons enregistré une brillante semaine. J'ai écouté en entier et en anglais l'appel de Roosevelt. Très beau et très simple. J'y fus de ma larme... Nous sommes allées hier midi à la cathédrale, deux chics collègues et moi, mettre des fleurs contre certains piliers sacrés, et tout Amiens, femmes en cheveux et hommes gantés,avaient eu la même pensée que nous.

16 novembre 1942
Cher Papa
       Je trouve ton mot en remontant de la ville un poêle dans une remorque prêtée par le père d'une élève. Je l'ai eu sans bons matières et je n'étais pas peu fière de me balader à travers Amiens en tirant ferme sur la remorque. Enfin, je vais avoir chaud. Je saute tout à l'heure chez le fumiste et j'essaie de le persuader de me monter le poêle demain. Avoir chaud, et au plus vite...

 

5 décembre 1942
Chère Maman
       Ne t'inquiète pas pour moi. cette fois encore le voyage jusqu'ici s'est passé sans incident sauf peut-être que je suis restée debout de Paris à Amiens.... Un retour ravissant ; en deux jours l'hiver a frappé le Vermandois et la Picardie. Soleil éblouissant sur des arbres givrés et des terres gelées. La première fois que je débarque dans Amiens avec un ciel clair, du froid vif et un sol propre. La cathédrale brillait de tout son éclat. En remontant à 6h, le froid piquait dur. Heureusement qu'en 1/2 heure, mon poêle était pris et ma pièce tiède. J'ai écouté, suivant les conseils de Papa, le commentaire des nouvelles à 7h20 à Sottens. Tout à fait remarquable de justesse et de clairvoyance. Puis j'ai dégusté une partie du morceau de lapin duement et délicieusement parfumé au thym nuancé d'ail. Allure et évocations très méridionales. Je me suis raccommodé des bas et je suis allée me coucher, enfin dans des draps. Ce matin il fait encore sec mais moins froid. Pourvu que la pluie ne revienne pas...

 

7 janvier 1943
      Je suis très prise en ce moment avec les répétitions des Précieuses Ridicules. Ca a l'air de bien marcher et nous donnons la 1ère représentation dimanche, si toutefois nous ne sommes pas punis pour l'attentat du Réveillon de Noël. Nous continuons à rentrer à 7h du soir, avec poursuites dans les rues et coups de feu contre les contrevenants. Mais il y a eu avant hier un nouvel attentat ( la voie ferrée gare du Nord gare St Roch coupée par l'explosion à 7h1/4 du soir d'une mine ). On parle de nous boucler dimanche toute la journée. Si j'en étais sûre, je crois que je prendrais le train samedi, tant cette ville sous la pluie qui tombe depuis hier sans arrêt me paraît sinistre...
 

14 janvier 1943
      Depuis hier il fait ici un vrai temps du Havre, grand vent, pluie en rafales, nuages en mouvements, et un petit air salin qui rappelle qu'en somme la Manche est assez proche. Ca donne envie de revoir ses puissantes tempêtes de janvier, et, je l'avoue, je me sens mieux là-dedans que dans l'éternelle et tiède humidité de la Somme. Les tempêtes n'empèchent pas nos voisins de faire, de jour et de nuit, de brillantes et retentissantes apparitions. Beaucoup d'alertes, ces jours derniers mais pour nous ça se borne là. J'ai écouté dimanche soir comme de coutume maintenant, Radio Maroc à 10h 1/2. Le général Giraud était la veille à Niamey, dans une ville en délire, le samedi soir, là dîner officiel au palais du gouverneur. Le frère devait être heureux, pour une fois, d'être en corvée représentative. Dès que je le pourrai, je lui ferai savoir qu'en effet, et malgré les apparences, Amiens même est encore un secteur calme.
Aujourd'hui seconde et dernière représentation des Précieuses. Recette pour les 2 séances (entrées , vente de programmes...) = 2880 f, de quoi expédier des colis confortables à un prisonnier. Beaucoup de succès mérité. C'était très bien et fait avec rien, des vieilles robes, des jaquettes de tailleur modifiés avec des bouts de rideaux, presque pas de décor. Mais mes actrices intelligentes en diable, ont joué avec beaucoup de finesse et d'humour et elles ont eu leur public. Moi, je me suis follement amusée, étant machiniste, accessoiriste, costumier, habilleuse, maquilleur et metteur en scène. Seulement j'ai perdu beaucoup de temps, je suis assez fatiguée et les copies se sont accumulées, jusqu'à la nausée. Ma passion pour le théâtre devient dévorante, j'aurais bien dû en prendre conscience dix ans plus tôt, je me sens une imagination inépuisable pour les intonations, la gesticulation et les jeux de scènes. Distraction, tout ça, mais qui me sort un peu et fort heureusement de l'angoisse et de l'attente que nous vivons...

 

7 février 1943
      ... pluie, pluie, et re-pluie... Les répétitions d'une nouvelle pièce que nous montons avec le lycée de garçons (Troupe mixte! Quelle responsabilité!!!) ont commencé vraiment hier soir. On a pris l'Amour Médecin de Molière et l'Epreuve de Marivaux. Ca n'a pas l'air de mal débuter. Mais toujours ces copies à corriger. Ca mange ma vie, comme un chancre.
En ce moment j'écoute le concert de Radio-Paris et la pluie tape mes vitres. Mon feu brûle, et la musique joue, ça fait un climat plus réchauffant...

 

1er mars 1943
Chère Maman
       Il faut t'inquiéter le moins possible au sujet de Jean et te dire que tu auras de ses nouvelles dès qu'il aura la possibilité de t'en faire parvenir. Essaie de penser à la raffle des jeunes hommes et d'imaginer à quoi sa présence en Afrique lui permet d'échapper. Le mieux dès maintenant, c'est de nous préparer à son retour, nous maintenir en bonne forme pour qu'il ne soit pas trop frappé des différences; et pour la date, à Dieu va. Ici ... deux jours radieux et ... Amiens sous ses plus brillants traits, cathédrale et vieux quartier. Du côté de la Somme, ça n'avait plus rien de français, hier. Quelque chose de Bruges, en moins peigné et plus largement pittoresque... Aujourd'hui il fait à nouveau mélancolique, humide et brumeux. Ca me donne une envie terrible de vrai soleil et de midi. Le ravitaillement est toujours dur. Au restaurant des fonctionnaires où je suis retournée vendredi, plus de dessert ni même de fromage. Ca devient bien juste. Je suis toujours sans mon poste, c-à-d à peu près sans nouvelles...

 

14 mars 1943
       Hier à 3h 1/2 avec un temps radieux, bombardement de Longau avec plus d'une soixantaine d'avions.
5 minutes. 3 bombes sur les voies, des wagons fichus en l'air, les voies coupées.Mais hélas la cité ouvrière des cheminots, à 200m de là,fauchée. Beaucoup de morts. Spectacle sinistre. On déblaie encore. Rennes, quoi. Les voies continuent à être déboulonnées régulièrement dans la région.
Ce sont des groupes de guérillas, armés et bien outillés, qui opèrent.Ils ligotent et chloroforment les gardes-voie, ce qui leur permet d'opérer en toute tranquillité et sans risques pour les hommes qui montent la garde.

 

3 avril 1943
      Nous venons d'avoir une semaine de grand vent, de tempête plus exactement,avec un sale temps gris. Aujourd'hui, fraîcheur, mais soleil; les arbres fruitiers,(pêchers et cerisiers ) sont en fleurs dans les jardins derrière ma maison, c'est très gracieux et très reposant. Nous devions aller déjeuner à St Saufflieu jeudi avec le censeur et sa femme. Mais le temps était exécrable. Alors nous avons fêté Mi-Carême en faisant des crêpes chez moi, chacune fournissant quelque ingrédient. La gelée de framboises a eu beaucoup de succès.
J'ai commencé ce matin mon nouveau service de samedi 8h-midi. Je crevais de faim à 10h. On voit que l'administration supérieure vit encore dans ses paperasses , ou bien je vieillis terriblement. Au Havre, je faisais ça allègrement, en croquant à 10h une tablette de chocolat ou d'ovolmatine. Aujourd'hui, ça m'a vidée. Les compositions du 3eme trimestre ont déjà repris. Demain, en fait de St Saufflieu, ce sera du "Corrige-moi ça" au plus vite. D'ailleurs, mon vélo m'inquiète : le pneu arrière est tout fendillé...
J'ai porté mon "camenbert" chez la modiste. Elle va pouvoir me découdre la paille, la recoudre et me faire quelque chose de pas mal, si je lui fournis un bon modèle, car le talent créateur et l'imagination lui font défaut.

 

18 mai 1943
      C'est Antoinette.S. qui vous postera demain matin cette lettre à Paris. Elle est arrivée hier tantôt, et ses amis D... l'ont montée chez moi hier soir . Elle a couché dans mon bureau, et, ce matin, je l'ai promenée avec Mme D... le long de la Somme, dans les hortillonages,avec des pluies de roses blanches et rouges, et tout verdoyants. Un temps exquis, avec une pointe de vent, et des alertes... Mais rien dans les environs immédiats. Tantôt, j'ai travaillé et je vais la voir revenir tout à l'heure après dîner pour retrouver son lit. J'ai dû être anglaise dans une vie antérieure pour m'entendre si bien avec les anglicistes, à quelque sexe qu'ils appartiennent.
C'est drôle comme je me sens, à chacun de mes retours de Paris, toute dépaysée. Il me faut au moins deux heures pour réaliser que j'étais là-bas simplement en week-end et que c'est ici que je travaille. D'ailleurs les accumulations de copies, les petits papiers de l'Administration, et les Bourses sont là pour me remettre dans le droit chemin. B..., hier soir, m'a expliqué pourquoi je suis de corvée jeudi et pourquoi je risque d'être encore de corvée d'autres semaines. L'inspecteur d'Académie lui a dit qu'il n'y avait à Amiens que trois excellents profs de lettres : une à l'EPS, et 2 au lycée de filles, Mme L. et moi. Très flattée mais fort embêtée, car le seul moyen d'échapper aux corvées, c'est, (n'est-ce pas, Papa?) de ne jamais se distinguer de la masse. Nous avons eu, mes deux collègues et moi, force compliments de toutes parts pour notre représentation. J'en ai eu,personnellement, pour l'entrain endiablé que j'y avais fourré et pour la façon impeccable dont j'étais habillée ce soir-là. Ô province! Conséquence immédiate : un article dans le journal d'Amiens que je n'ai d'ailleurs pas lu, et une invitation à dîner cesoir chez les Y....
De cet Amiens si paisible, je vous embrasse tous deux tendrement.

 

25 mai 1943
      . C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de Jean L.... Maintenant qu'il fait sec, et beau (Nous avons eu de la tempête depuis 2 jours) je vais pousser jusqu'à Boves porter quelques roses sur sa tombe. Ce sera peut-être inutile, si on entretient sa tombe comme les tombes d'Anglais et de Sénégalais à Salouël , couvertes de fleurs.
 

26 juin 1943
       J'ai eu une bonne et chic petite lettre de Mad W... qui me donne toutes les indications possibles pour joindre Bruniquel. Ni Armand ni elle ne peuvent encore croire à ma venue. Moi aussi, j'ai beaucoup pensé à Jean le jour de la St Jean, d'autant plus que c'est la fête d'Amiens...
 

Bruniquel , le 2 juillet 1943
      Je me plais beaucoup dans ce pays. Un voyage assise mais fort long. Convoi du genre tortillard, nous sommes arrivés à 7h à Montauban, juste le temps de sauter dans un car qui me menait à 5 kms de Bruniquel. Là m'attendait Armand,descendu par hasard à l'arrêt du car. Nous nous sommes aisément reconnus, et hop, en vélo tous deux vers l'autre village. Madeleine ne pouvait croire à mon arrivée. Ils en sont fort joyeux. Ils habitent le 1er étage d'une maison ancienne, dallée de rouge, aux pièces larges et hautes, une cuisine, une salle à manger où je couche, et une chambre, un jardin de roses et de cyprès, un vieux puits, rare privilège dans ce pays sans eau, une vue sur les pentes arides de la montagne, du soleil assez dur. La maison est en bas du pays. Derrière chez nous les maisons escaladent une pente raide pour aller jusqu'au château. De ce côté-là des contreforts à pic de roche nue et brune. Dans le fond l'Aveyron roule des eaux assez chiches. Un paysage assez proche de ceux de l'Ariège un peu avant Foix.
... Il y a deux peintres dans le pays que Mad et Armand connaissent. Je dois aller aussi chez eux. Ca me plaît beaucoup. Vers six heures nous sommes allés nous baigner dans le canal de l'usine ( un bras domestiqué de l'Aveyron ), toujours le même paysage de roches à nu ou d'arbustes étiques. Excellent bain, et ce soir, gros orage en montagne et dans la vallée. Nous en avons essuyé une partie tout à l'heure en revenant de chercher du lait d'assez loin, car dans ce pays on peut acheter du lait (1 litre par jour) et trouver des oeufs....

 

Gaillac , en attendant le train pour Toulouse , 16 juillet 1943
       Depuis la lettre dans le paquet ... et la carte de Papa je n'ai rien eu de vous. J'ai été très inquiétée par les bombardements de la région parisienne. Où était-ce?...
J'ai quitté Madeleine et Armand tout à l'heure et je vais ce soir chez Renée à Toulouse, d'où je reprends demain ou lundi le car pour Cazaubon. L'hospitalité de Madeleine était si charmante, les gens qu'elle fréquente si intéressants et le pays si beau que je n'arrivais pas à en démarrer malgré ma bougeotte bien connue. Vu la chaleur, nous avions une vie toute méridionale. Lever vers 9h1/2, bain, ménage et cuisine (pâtisserie) pour midi et soir, déjeuner avec les volets clos, une après-midi au frais dans la maison à parler du cours, des camarades, des familles, de la mode, de la mort etc puis, vers 5h1/2, nous sortions, rebain aux bords de l'Aveyron ou promenade aux environs. Routes de montagne en lacets où on poussait les vélos au derrière, pays escarpé, sauvage et roux, dîner au bord de la rivière ou d'un chemin, vertigineuse descente, très rafraîchissante. Souvent vers 10h nous montions au lait sur une crête encore cuite de la journée ou nous allions chez R... le peintre ou leurs amis M... prendre du dit café et croquer des biscuits home made. Vie à mon goût, assez bohème. Atmosphère générale aimable et aisée, d'autant que les événements marchent pour le mieux...A. et M. ont passé sur moi leur amour des enfants et leur peine d'en être privés et m'ont tellement gâtée que j'en suis honteuse. Ils veulent que je m'arrête à nouveau à mon retour. Antoinette S... est venue passer une journée à Bruniquel; conversation brillante sur la littérature anglaise qui plaisait à Mad et du même coup à Armand. Ils sont tous deux délicats et fort intelligents, quoique d'une façon très différente.

 

Le Pereuil ,le 20 juillet 1939
       Chère Maman,
Je suis très étonnée que vous soyez restés sans nouvelles de moi. Le courrier semble marcher assez mal entre les deux zones. Je n'ai écrit à personne d'autre depuis mon départ. Chez Mad. nous nous couchions fort tard et nous nous levions fort tard aussi. L'après-midi nous étions abruties de chaleur et à peu près incapables d'aligner un mot après l'autre. Ici pas d'électricité, donc une lampe à acétylène, que les maîtres de maison emportent dans leur chambre après souper. Nous vivons avec l'ancienne heure, levés de 6h1/2 jusqu'à minuit. Betty n'a personne pour l'aider.Les trois enfants, la cuisine, la vaisselle, les lessives, le raccomodage, les volailles, les 2 cochons et les champs ont de quoi nous occuper. Pierre, c'est Betty elle-même quand je l'ai connue à 6 ans. Ressemblance si frappante que j'en suis chavirée. Beaucoup de sensibilité, nerveux et fragile. Le second, Gilles est un gros paysan solide sur ses courtes pattes, avec des cheveux blonds platine impossibles à coiffer et un appétit extravagant. Le petit Michel aux yeux bleus est, je le crains, assez délicat. Il est encore en pleine coqueluche. Les trois enfants sont très naturels et très familiers. Je leur sers de bonne et de copine qui sait courir et raconter des histoires. Le ravitaillement est maigre : les 2 vaches ne donnent qu'un litre 1/2 sur lequel il faut prélever les biberons du bébé, les poules ont cessé de pondre et nous mangeons des patates à l'eau ou au lard. Ni beurre, ni fruits, ni fromages, ni confitures. Quant aux cochons de janvier, ils sont à peu près mangés, et les 2 autres sont tout petits.Les moissons ont été faites il y a quinze jours. Il va nous falloir buter les maïs. Quant à la vigne, il n'y en a pas sur la propriété.Chez Betty, comme ruraux, ils ne touchent aucunes pâtes, ni farines bébé. C'est dire que les tiennes et le sucre ont été les bienvenues. Pourtant je rouspétais assez entre Eauze et leur maison sur les 12 kms que j'ai dû faire en vélo avec tout mon barda. Curieuse et instructive existence que celle que je mène entre 2 chiens, 3 chats, 3 gosses, des oies et des boeufs. Mais bien heureuse de ces trois gosses et d'une Betty retrouvée.

 

Le Pereuil , le 1er septembre 1943
       ... Il a plu à peine une nuit, juste de quoi gonfler un peu plus les raisins et le soleil à peine fraîchi d'un vent léger ne nous quitte plus.
... Le soir, je vais coucher dans une chambre que la fermière voisine a mise à ma disposition. J'ai là de quoi me laver en paix et de quoi bien dormir, ce que je fais en toute conscience. A l'aller et au retour je traverse des vignes pendant une vingtaine de minutes et je m'offre du raisin à jeun et juste avant de m'endormir. Depuis que je suis arrivée, nous avons fait des conserves de tomates; j'ai appris à tuer, à plumer, à vider et à parer une poule et un canard et je suis préposée à la cueillette d'une immense planche de haricots en grains. Un accident arrivé à mon vélo ( j'ai crevé l'autre soir à 5 kms de Cazaubon ) me fixe au Pereuil. Est-ce pour longtemps?...

 

Le Pereuil , le 3 septembre 1943
      Avant-hier, c'était la St Gilles, la fête du second petit garçon. Betty avait invité le parrain de Gillou ( le contrôleur du ravitaillement de la circonscription, un fécampois, sa femme, une yportaise et leur garçonnet ) Repas somptueux : deux canetons rôtis ( dont j'avais tué,plumé, vidé l'un ) succulents, une poule bouillie et farcie, des tartes aux mûres, du vin blanc du pays ( dois-je me mettre en campagne pour vous en envoyer? ) et un armagnac parfait. L'après-midi j'ai accompagné le contrôleur et sa femme à un dépiquage dans une ferme aux environs. Nous avons été environnés de considération et abreuvés de vin blanc et d'armagnac. Je n'ai jamais circulé, sur un vélo d'emprunt, avec autant de dignité; la contrôleuse s'est cassé la figure, abîmé la main gauche et l'épaule et elle et moi nous nous sommes perdues. Je me méfie maintenant du vin blanc et de l'armagnac et je m'en méfierai surtout chez eux quand j'irai y dîner...
 

Le Pereuil , le 10 septembre 1943
      Chers parents Ca m'amuse assez de vous gribouiller ce mot rapide sur un reste de papier d'agrèg qui se trouvait je ne sais comment au fond de ma valise. Ici toujours du beau temps sauf un violent et magnifique orage hier soir dont nous n'avons eu que la queue. Juste un peu de pluie pour nous rafraîchir et des tons de gris,de vieil or et de rouge derrière les chênes sombres, de quoi nous éblouir.
Nous sommes allées déjeuner chez le contrôleur du ravitaillement à Estan ( 15 kms d'ici ) mercredi dernier. Déjeuner tardif mais copieux.Conversation intéressante avec cet esprit intelligent et positif. C'est là que nous avons appris la capitulation de l'Italie. Nous nous sommes tous embrassés et nous avons arrosé ça à l'armagnac, mais discrètement. Bref, nous étions si joyeuses que nous aurions avalé les kms au retour. J'ai beaucoup regretté de ne pas être à Paris ce jour-là : quelle joie ça a dû être!...

 

Le 16 septembre 1943
       Le postier va partir sur le Nord. Je griffonne en vitesse ces quelques lignes. Rentrée surchargée... La directrice n'a plus d'inquiétudes à mon sujet, et grâce au système de l'Education Générale, elle va se décharger de pas mal de travail sur moi. Elle est aussi très contente parce que je lui ai fait récolter, par l'intermédiaire admiratif des Y... , quelques nouvelles élèves qui appartiennent au milieu bourgeois et brillant de la ville. Et comme elle tient à faire grimper la cote de son établissement...
 

Amiens , le 28 septembre 1943
Chère Maman
       D'abord merci de m'avoir accompagnée à la gare. Tu ne peux savoir combien j'y ai été sensible et comme cela m'a fait plaisir de voir ton visage en tout dernir lieu.... Il nous faudra être ici le 15 pour une rentrée qui s'avère des plus aléatoires et des plus difficiles... Je vais aller demain tantôt à Saleux, et je range ma maison dès tantôt.

 

Le 5 novembre 1943
      Le frotteur-cireur est venu et pour la somme de 24f, j'ai deux pièces, mon palier et des escaliers reluisants. J'ai profité de mon après-midi libre pour remettre tout en place et planter quelques clous. Je suis absolument ravie de mon installation et j'aimerais pouvoir vous avoir avec moi, Papa et toi, pour pendre une crémaillère flamboyante.
 

[page d'analyses politiques]      

5 novembre 1943             

      Que pensez-vous du discours de de Gaulle à l'ouverture de la session du comité consultatif? Je le trouve excellent :tous les points critiques et essentiels, sont abordés, les nouvelles directions de la politique française et de la France indiquées comme il faut. Il m'a procuré une très grande satisfaction...

Le 10 décembre 1943
Madeleine Michelis, son frère Jean et leur ami Hugo à Fontaine-le-Port devant la maisonnette de la rue du cimetière, désormais rue Madeleine MichelisMaman bien chère,
       ... je m'ennuie assez ici : le temps brumeux et froid et le travail écrasant que j'y ai retrouvés ne sont pas pour me rendre gaie. On m'avait réservé avec un paquet de copies une série de corvées choisies. Mais ne t'inquiète surtout pas : je me soigne et je laisse tomber ce que je ne puis faire sans trop de fatigue... Moi aussi, chère Maman, je pense beaucoup à Jean, à Pierre aussi un peu. Mercredi je me suis mise à somnoler près de la petite cuisinière et ils étaient si présents, Jean surtout, que je leur parlai comme à Fontaine.

Bien sûr nous discutions comme des enragés; je me suis entendue leur parler tout haut,en me réveillant...

Je pense aussi à la maison et que tu dois t'y ennuyer, même de moi dont la présence, si elle ne savait pas être compréhensive et tendre comme tu mériterais qu'elle le soit, t'occupait du moins, et l'esprit, et les mains, et t'obligeait à sortir de ton chagrin, cette trop longue absence de ton fils, et de ton silence.


Le 4 janvier 1944
       Naturellement il pleuvassait et il y avait du brouillard, comme à chacun de mes retours dans cette douce ville. Cela nous a valu d'être à peu près tranquilles hier. Mais aujourd'hui froid très sec, ciel clair et soleil. Toute la matinée, alerte, et trois ce tantôt. Si ça continue, je me demande bien comment nous arriverons à faire classe. Et encore, si nous n'avions pas à subir d'autres inconvénients, ce ne serait pas grand chose. Pendant mon absence les lignes de fortification ont été méthodiquement et régulièrement bombardées; on replie sur notre secteur les gens des villages où s'appuyait la ligne. Lamentable... Ici on s'attend à des événements très proches, surtout depuis qu'on sait les Russes à la frontière polonaise. Mais personne n'a peur encore.
 

Le 14 janvier 1944
      Cher Papa ... j'ai passé une première et excellente semaine malgré les alertes car les jours de temps sec et froid,je me porte comme un charme, vivacité, allégresse et tout. Mais cette semaine plus brumeuse et très arrosée (sans alerte jusqu'aujourd'hui toutefois) a été beaucoup moins brillante. Retour du point et d'un peu de température le soir. Je me suis donc enveloppée, calfeutrée et ça allait mieux hier. J'en ai profité pour aller à Salouël chercher mon 1/2 litre de lait et mes 2 oeufs hebdomadaires.
 

Le 28 janvier 1944
Cher Papa
       Je suis comme vous pleinement joyeuse du message fraternel et je vais écrire au frère à l'adresse indiquée... Pour moi, je ne sais plus bien comment je vis tellement j'ai eu de travail cette semaine. En fait je me sens poussive et je suis encore sous l'effet du magnifique concert de mardi dernier. Tu penses, en plus des quatre grandes sonates de Beethoven, Rummel a terminé sur une toccata et fugue de Bach. Je ne pouvais souhaiter mieux. Nous sommes gâtés en ce moment à Amiens : après-demain Regain donne " On ne badine pas avec l'amour " et lundi, merveille des merveilles, les Petits chanteurs à la Croix de Bois viennent chanter le Salut à la cathédrale. Depuis Pamiers, je ne les avais pas entendus directement. Ils vont nous donner ici autant de joie qu'ils nous en avaient donné là-bas...Qui sait, mon ami et compatriote ( le parisien d'origine italienne, l'abbé Manzoni ) va peut-être m'inviter à la tribune. Toutes ces réjouissances artistiques me font négliger mes redoutables copies et elles se vengent en s'accumulant sur mon bureau où elles se pavanent outrageusement.

Bien tendrement à tous deux.                    Mad