Réflexions politiques
Elstwood Lodge, le 11 9 1937
La politique extérieure commence à agiter "nos amis les
Anglais" Nous venons d'entendre par T.S.F. l'astucieuse,
et si simple, décision des puissances à Nyon. Mr Graham
m'a dit " Tant que la France et l'Angleterre iront la
main dans la main, tout ira bien. L'Angleterre a
l'argent, les vaisseaux, les avions ( et encore quoi,
s'il vous plaît? ) et la France les hommes; c'est all
right" Moi j'ai tout bêtement l'impression qu'au lieu de
marcher de concert vers la paix, la France et
l'Angleterre marchent de concert vers la guerre. Mais
peut-être que cela aussi c'est all right, puisque ce ne
seront pas les Anglais qui seront tués.
Levée de boucliers contres les nouvelles demandes de
colonies formulées par Hitler. " Nous ne permettrons pas,
etc,d'ailleurs il faut consulter les populations, faire un
plébiscite " J'ai bien essayé de faire entendre que
l'idée d'un plébiscite, une fois lancée, serait étendue,
par l'Allemagne, à toutes le colonies tant françaises
qu'anglaises; et que dame, un plébiscite, aux Indes par
exemple ( point sensible ) ou en Indochine, pourrait
être terrible pour les deux nations. Je ne sais pas
s'ils ont bien compris, ils ne voient que les
conséquences directes, et agréables, d'une idée, ils
n'en pressentent pas les rebondissements lointains.
fin mars 1940 ?
J'ai la tête vide, et
l'histoire de la Finlande, prévue d'ailleurs, m'a tout de
même foutue à plat. Dégoûtant pour eux, tous ces gens qui
se sont fait tuer pour rien, et pas fameux pour nous. Les
Suédois ont agi comme des cochons mais ne soyons pas
pharisiens : s'ils s'étaient engagés envers la Finlande
(Tout porte à le croire) ils n'avaient pas d'armée; ils
ont lâché la Finlande, à nous la Tchécoslovaquie. J'y
pense plus cruellement ce soir : c'est demain
l'anniversaire de l'entrée des troupes allemandes à
Prague. Comme tout a marché vite.
23 5 1940
Nous venons d'entendre tout à l'heure à 6h10 à Londres
qu'Abbeville était prise, des combats autour et dans Boulogne, des
divisions motorisées qui rayonnent sur le Nord-Est et le Nord-
Ouest. Je n'ai absolument pas peur, bien que la situation
géographique du Havre nous coupe toute possibilité de fuite vers
le Sud. Nous serions coincés comme des rats. Si par extraordinaire
ils arrivaient jusqu'ici, comme il n'y a pas eu et il n'y aura pas
d'ordre d'évacuation, il se peut que je parvienne à fuir au tout
dernier moment ou au pire que je me trouve en occupation.
Perspective purement imaginaire, j'espère de tout mon coeur, mais
atroce; me sentir coupée de la France, de vous, sans nouvelles de
Jean et des autres, peut-être déportée, et inutile.
Quoiqu'il arrive, je crois invinciblement en l'avenir de la
France. Je suis trop attachée à sa culture, à son âme pour ne pas
me sentir bouleversée par ce qui se passe. Je ne regrette plus de
ne pas être partie aux Etats-Unis. Pourtant je pourrais en ce
moment y être plus utile qu'ici, à regarder la mer et me ronger
les sangs. En tout cas, ralliement des correspondances et des
personnes à Neuilly. Je mettrais un mot tous les 2 jours. J'espère
qu'on comprendra que cette lettre n'a rien de désespéré ni de
défaitiste. Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour
moi, vos sacrifices, votre courage, mon éducation et tout ce que
je ne sais pas. Soyons courageux et pleins d'espoir.
Puyvineux , le 19 6 1940
Je vous raconterai
plus tard le voyage épique que nous avons fait, quand je n'aurai
plus l'esprit écrasé par la pensée de ce qui se trame en ce
moment. C'est atrocement pénible. Qui aurait dit cela à la
Pentecôte. J'avais toujours senti et prévu le danger hitlérien. Je
ne pensais pas que, nous aussi, nous en serions si rapidement
victimes. Ah! Munich!
Puyvineux , le 21 6 1940
Par ailleurs j'ai piétiné de rage en
entendant le préambule de l'armistice possible. Ce sont des coups
qu'on supporte mieux en famille qu'avec des amis, si gentils
soient-ils, ce qui est le cas.
Neuilly , le 2 10 1940
Cette prise de contact avec la puissance allemande, admirable
à un point de vue purement spéculatif, m'a donné beaucoup à
réfléchir. Ca se déroule comme un film de cinéma; tout,
jusqu'aux moindres détails, a été prévu. Les officiers
connaissaient déjà la région qu'ils occupent et peuvent ainsi
l'utiliser au mieux du point de vue stratégique comme la mettre
en coupe réglée d'un point de vue économique. Le pourcentage
des réquisitions en céréales, beurre, poulets est assez joli :
58 à 60 %. Mais, pour l'instant, si le café a disparu tout à
fait de la circulation, en faisant des queues de 2 à 3 heures,
on arrive à se ravitailler juste. D'ailleurs, les cartes sont
là " pour nous y aider ". Nous subissons, par la presse (!) et
la radio une apologie des ersatz, ce qui nous laisse rêveurs
sur l'avenir.
La presse! Tout ce qu'il y a de plus immonde comme raisonnements
et comme injures abreuve journalièrement les Parisiens. Ils
lisaient moins de journaux au début mais les vieilles habitudes
reviennent : on prend son ticket de métro et un canard et on
ingurgite entre 2 stations une petite dose de fiel. Toutes ces
mesures prises sont admirablement préparées : hier, mesures
odieuses contre les Juifs. Or, depuis 2 mois, articles de
toutes sortes sur les Juifs, attaques personnelles et nominales,
" Comment ils volent, comment ils s'insinuent, comment ils ont
créé une internationale dans l'Etat etc. " Vieux thèmes, mais
si nuancés que chacun a pu se découvrir lésé au moins par l'un
d'eux, et tout à l'avenant. Si le miracle n'intervient pas,
nous ne sommes pas prêts de nous débarrasser des poux. Il faut
tout faire pour qu'il se produise. Ils vont noyauter
l'enseignement, les associations de jeunesse où tout gosse et
toute gosse de 14 à 18 ans doit obligatoirement s'inscrire.
Quand on a l'air de résister, ou ils vous brisent, ou ils font,
ce qui est beaucoup plus fort, de la désorganisation
systématique. Ordres qu'on ne reçoit pas (la poste et la zone
de démarcation!), ou qu'on reçoit mais qu'on ne peut exécuter
parce que ces messieurs ne le permettent pas. Et par là-dessus,
un immense dégoût, je n'ose dire général quoique d'autres
pensent comme moi et résistent. Mais il faut travailler la
généralité pour leur faire accomplir ne serait-ce qu'un geste
de refus. Pourtant plus on remonte vers le Nord, et plus la
région est dangereuse et occupée en nombre, plus les gens
relèvent la tête. C'est, je t'assure, presque réconfortant de
vivre en zone occupée, si on compare la mentalité des gens
d'ici avec celle des gens de Toulouse quand je l'ai quittée.
Neuilly , le 15 10 1940
Ne crois pas que les gens
aient changé pour cela. Ceux qui réfléchissaient et voyaient
clair ont gardé leurs idées de fin juillet, quant aux autres,
d'indifférents ou d'assimilables, ils sont devenus franchement
hostiles. Les réquisitions tant niées existent et le taux est
exorbitant, 60% pour tout. Dans les cuirs, 6O% + 2O% pour leur
consommation sur le territoire occupé. Restent 20% pour la
population civile! D'ailleurs ça n'est même pas, d'après des
gens accrédités à la commission d'armistice, pour les Allemands
d'Allemagne : ils ne reçoivent que ce que leurs soldats
envoient personnellement làbas. Les marchandises de toutes
espèces ( surtout l'alimentation ) servent de monnaie d'échange
entre l'Allemagne, la Suède et l'U.R.S.S.! Les vexations
s'accentuent : histoire des cinémas de Paris où, provocation
odieuse, on projette un film sur la campagne de Pologne. A
Caen, à la suite de témoignages de sympathie donnés par la
population à l'enterrement d'un aviateur anglais, pas de pain
ni d'eau pendant 2 jours. La liste pourrait être longue. En
gens très habiles, ils détournent, ou essaient de détourner
l'attention des Parisiens en insistant sur Dakar ( avec photos
truquées ) et en menant violente campagne contre Juifs et
Francs Maçons. Pendant ce temps-là, ils s'offrent la jeunesse :
filles et garçons, entre 14 et 20 ans doivent être
obligatoirement inscrits à une association de jeunes. Mais les
associations de scoutisme viennent d'être dissoutes. Restent 2
associations, l'une officiellement patronnée par les Allemands,
l'autre vague et bien facile à noyauter ou à s'annexer. Là je
le crains est le pire danger, si ça durait.
Mais ils sentent et savent que l'esprit de résistance se
nourrit et se soutient par la radio anglaise. L'audition des
postes anglais vient d'être interdite par affiche au Havre,
bientôt à Paris. Ecoute une fois Radio-Paris et tu comprendras
le mécanisme et tout l'odieux de l'occupation allemande. Ce poste
donne le ton à toute la presse "locale" et se fait l'écho et
l'auxiliaire de l'organisation occupante. Le chômage s'assoit
rapidement. Tonton Jean est licencié, refusant de travailler
pour l'Allemagne. On lui avait offert 6000f par mois, en
assurant 2500f en France à sa femme, à condition qu'il parte
travailler pour eux là-bas. Il aime mieux crever de faim.
Parrain, lui aussi au Ritz jusqu'au 15 sept, a perdu sa place :
remplacé par un Allemand.
Cher vieux, nos craintes de Salses sont justifiées et bien
dépassées. Emile, nous parlant de la 1ère lettre reçue de toi,
a laissé entendre qu'elle était plutôt vive. Il a préféré la
brûler avant de quitter Pau. Garde tes opinions d'alors; si tu
étais devenu flottant, tout ce que nous voyons, entendons,
subissons, aurait vite fait de te les rendre. Aidez-nous, toi
et Pierre, à tirer la France de là. Rassurez-vous : ce n'est
pas de ma part un cri de désespoir : voir le comportement
ironique, indifférent et même hostile des Parisiens et surtout
des Parisiennes vous réconforterait. Quant aux populations des
côtes, elles sont épatantes. Vive la zone occupée!
Tanine a eu des nouvelles très attristantes d'Alsace : la
classe 40 est incorporée à l'armée allemande. Des jeunes
ménages alsaciens sont emmenés en Allemagne, installés quelque
part et remplacés par de jeunes ménages allemands : préparation
du futur plébiscite. Des mesures contre les Juifs, vous serez
sans doute informés par les journaux. Ca me dégoûte comme toute
injustice criante et comme tout geste facile.
Neuilly , le 10 6 41
Les prisons à
Paris et aux environs sont pleines de gens inoffensifs,
qui ont eu le tort d'oublier que nous avons changé de
régime. On parle même, ça a tout l'air d'un canular, d'une
femme dénoncée par sa bonne et arrêtée parce qu'elle
avait appelé un lapin Adolphe. A cela s'ajoutent des
histoires de cauchemar, mais vraies : toujours au Cherche
Midi, une gamine de 18 ans, arrêtée pour quelque bêtise et
placée dans la méme cellule qu'une Anglaise. Celle-ci
tente de s'évader, l'autre a huit jours de cachot pour
n'avoir pas dénoncé la tentative de sa co-détenue. Puis on
la transporte à Fresnes : là, de nouveau, 3 jours de
cachot (obscurité totale, obligée de coucher à même le sol,
pas de seau hygiénique etc) Au bout de trois jours, le médecin
se dérange du Ch. M. à Fresnes, l'ausculte et décide qu'elle
peut encore sans risque grave subir huit jours de cachot.
Ce qui lui est infligé. Tu peux juger dans quel état elle
en est sortie. Voilà comment nous faisons connaissance avec
le régime, les méthodes et les geôles de la Gestapo. Comme
sans doute ils ne nous tenaient pas assez en main, ils ont
recruté 6000 hommes et femmes il y a trois semaines comme
police-auxiliaires i.e. indicateurs. Moins insidieux que
ce régime bassement policier, mais tout aussi irritante se
développe une campagne anti-sémite et xénophobe grande
envergure. On ne voit pas d'ailleurs comme cette dernière
se concilie avec le slogan de "l'idéal européen", mais on
n'en est plus à une contradiction près. Les petites
histoires satiriques sont maintenant hors de propos. La
résistance s'affirme par des manifestations hostiles ou
des grèves : le 11 mai dans l'après-midi il y avait une
foule énorme entre l'Etoile et les Pyramides : les
Parisiens ont laissé éclater leur haine, tout ce qu'ils
refoulaient depuis 6 mois s'est libéré; dans le coin où
j'étais, on a chanté la Marseillaise (chant très
séditieux) et partout officiers et soldats allemands ont
été hués par la foule. Impression bouleversante, le
symbole du refus. La semaine dernière quelques
manifestations de moindre envergure devant l'ambassade des
E.U. (avant qu'ils ne quittent définitivement Paris pour
Vichy), des cris de Vive Roosevelt, Vive l'Amérique, tout
cela couronné par de nombreuses arrestations, que les gens
ont appris à envisager avec sang-froid. Dans les mines du
Nord, il y avait grève générale, les Polonais marchant
avec les Français. Des arrestations en masse et, dit-on,
11 exécutions. Sur les affiches apposées par l'occupant,
"la mort pour quiconque refuserait de reprendre le
travail", les gens du Nord ont collé des papillons " pour
un Français d'exécuté, 25 Boches de descendus". Borotra
venu, comme commissaire du Gvt aux sports et loisirs,
faire une conférence aux étudiants lillois, a été reçu par
des cris et des coups de sifflets et le président s'est
excusé en ces termes " Je vous demande de pardonner à ces
jeunes gens d'exprimer trop vivement ce que tout le monde
pense ici " Si l'éloignement se prête à la rigueur à une
politique de collaboration, leur présence nous fait
connaître le danger terrible que courrait la France à une
telle collusion. Encore s'ils étaient là et nous
imposaient leur volonté du seul fait de leur force, ça
nous dégoûterait, mais ce serait net. Seulement ils nous
ballottent de la brutalité la plus écrasante au mensonge
mielleux et à la plus odieuse des hypocrisies. Mais le
régime de la douche écossaise tanne les gens, ne les
apprivoise pas, d'autant plus que nous sommes encore
beaucoup trop cartésiens, au dire de Déat. Le réel ne
s'embarrassant pas de contradictions, nous devrions nous y
plonger en aveugles et par delà notre pensée égoïste nous
joindre à l'âme du devenir, au Monde. Voilà comment au nom
d'une métaphysique panthéiste et creuse, on essaie de nous
faire consentir aux réalités de chaque jour. Il s'avère
que bientôt, les fonctionnaires auront à signer ce petit
papier" Etes-vous pour la collaboration, oui ou non" Ici,
le climat n'est vraiment pas favorable. Même si nous nous
sentions quelque tendresse en ce sens, les quelques
prisonniers malades rendus généreusement pour qu'on les
soigne à nos frais ( et pour éviter la contagion) y sont
les plus hostiles, et apportent à l'appui des faits et le
souvenir affreux de leur vie de chaque jour là-bas. Quant
à ceux qui sont libérés sans raison valable, Brasillach
par exemple, ils ont acheté leur libération d'une nouvelle
servitude (articles, conférences et espionnage au profit
de leurs libérateurs)
Neuilly , le 11 11 1941
Journée de brouillard dense, à peine
éclairée par la rousseur des feuilles, qui vivent encore. Il
noyait l'espoir dans les coeurs comme il avalait les maisons et
les quais. le fleuve lui-même n'avait plus d'existence. On
aurait pu se croire appelé à une vie larvaire durable si l'on
n'avait entendu les gens parler. Silhouettes imprécises, propos
des plus directs sur la boue, le sang et la nuit où nous nous
enfonçons de jour en jour. Mes appréciations les plus
pessimistes ne m'avaient pas encore fait estimer à toute sa
valeur le symbolisme de certain chiffon rouge et noir. Depuis
les premières exécutions officielles, nous nous débattons entre
le dégoût, le désespoir et l'horreur - et à combien d'entre eux
peut s'appliquer la terrible parole " Les innocents paieront
pour les coupables ". Après les attentats de Nantes et de
Bordeaux, ont fleuri sur les murs, dans les stations et les
couloirs de métro d'abominables affiches, une rouge pour
l'affaire de Nantes, une jaune pour celle de Bordeaux,
toutes deux voisinant et du même style. Chacune annonçait pour
son compte que cinquante malheureux types avaient été exécutés
sur le champ et que cinquante autres seraient exécutés si on ne
parvenait à trouver les coupables. A cela s'ajoutait la
promesse d'une récompense de 15 millions, somme globale, à
partager entre les mouchards volontaires. Jeu sur la
sensibilité et la cupidité. Horrible impression de heurter des
cadavres et de glisser sur des flaques de sang. En deux jours
j'ai vieilli de dix ans.
le 8 12 1941
Très contents que l'affaire Weygand
ait eu chez vous une certaine répercussion. Ici gros coup et
grosse inquiétude, corsée encore quand on a su que son
collaborateur immédiat, André, était passé à la dissidence.
Nous venions de prendre un bain de sang et d'en sortir en
deuil et salis à souhait. La retraite de Weygand nous en
faisait présager un nouveau, ce qui vient d'arriver. Entre le
21 nov. et le 8 déc., une série d'attentats : début deux bombes
dans la librairie boche Rive Gauche, installée à la place du
d'Harcourt, à 7h du matin, malgré les huit flics qui gardaient
depuis le 14 juillet jour et nuit les abords de cette officine
collaborante, puis des grenades un peu partout, au rythme d'un
attentat par jour; le clou de l'affaire : une explosion dans
une maison de passe réservée à eux dans la rue Championnet (
coût : 3 teutons, 1 fille de kapout, 4 teutons, 3 filles de
grièvement blessés ) Puis un officier allemand tué à 7 heures
du soir à l'angle de la rue Rennequin et du Bd Péreire et un
cercle militaire allemand faisant explosion à 1h 1/2 le
dimanche 7. D'où menaces, appel à la délation et chantage
général. Nous avons d'abord payé un million d'amende, aveu non
déguisé que la librairie leur appartenait, puis nous avions
jusqu'au mercredi 10 pour dénoncer les coupables. En fait de
dénonciations les attentats ont repris. Alors mesure générale :
couvre-feu de 6 h du soir ( 4h au soleil) à 5 h du matin
pendant une semaine. Les pauvres types coincés à 6h05 ont passé
la nuit au poste. Ce fut pris avec beaucoup de philosophie et
même avec le sourire. Quelle cohue réjouie et galopante dans
les métros, tu juges, le dernier quittait la tête de ligne à
5h. Sans les parents, j'aurais traîné, histoire d'aller une
nuit au poste. A 6h les fenêtres devaient êtres fermées, sinon
le poste pour les délinquants. Alors nous avons bouclé les
contrevents et derrière eux _ ô province, douce province _ nous
avons méchamment regardé
les gens se faire siffler par les agents et emmener gentiment
au commissariat. Spectacle plus réjouissant encore : des
groupes d'agents français patrouillaient sur les trottoirs
surveillés des terre-plein par des officiers allemands. Très
antiquité : maîtres, surveillants d'esclaves, esclaves. Les
esclaves n'étaient pas moroses, du moins jusqu'à hier. Hier les
sanctions générales sont levées mais la radio nous apprend
1°/ qu'une amende d'un milliard est imposée aux juifs de la zone
occupée
2°/ qu'on en a arrêté un certain nombre (par exemple
B., l'architecte, père de gosses que je connais. B. le
chirurgien, qui a été arrêté dans son laboratoire personnel, a
demandé le temps de se préparer une trousse et s'est suicidé
etc. ) parmi lesquels certains vont travailler dans l'Est
3°/
que cent otages (dits juifs, communistes, gaullistes) ont été
exécutés.
Comme il y avait eu 11 brestois et 4 parisiens de
fusillés officiellement il y a 4 jours, cela fait 115 officiels
en moins d'une semaine. Moloch devient vorace. Pourtant les
très fréquentes et non officielles exécutions pourraient
suffire à l'apaiser. Remarque, vieux, ils se défendent contre
les risques de l'occupation. Mais penser que certains Français
de par ici prêtent la main à leur sale besogne, et vont jusqu'à
allier la servilité à la lâcheté ou à l'intérêt, c'est ça qui
nous dégoûte le plus. Les Français ne se sont pas encore
habitués, malgré les exemples qu'ils ont sous les yeux, à
considérer la vie humaine, du moins celle de leurs camarades,
comme une chose sans valeur. Ca n'empêche pas les Parisiens,
par bravade ou par besoin de parler, de dire couramment, à côté
d'un officier allemand "viande pour la Russie", ce qui permet
les astuces faciles de "congelée, du porc dans une peau de
mouton etc". Les pauvres types n'ont pas l'air d'aimer entendre
parler du front russe. Ils paraissaient très surexcités et très
joyeux de l'attaque du Japon sur les possessions américaines et
anglaises du Pacifique "par surprise" comme dit Radio-Paris.
Mais le discours du Fürher de jeudi avec la déclaration de
guerre de l'Allemagne aux E.U. les a beaucoup refroidis. Si tu
avais vu la tête que faisaient cinq vieux officiers qui
lisaient Paris-Soir jeudi à 4h à la sortie du métro Odéon. Ils
dissimulaient si peu leur effarement et leur anéantissement,
qu'avant même d'avoir lu par dessus l'épaule du plus petit la
grande manchette du canard, j'avais deviné toute l'affaire.
Note que les Américains vont prendre pendant au moins six mois
la piquette dans le Pacifique. C'est bien fait pour eux
puisqu'ils n'ont pas su profiter des tuiles qui nous sont
tombées dessus. Du point de vue moral c'est une victoire
Roosevelt. Ca fait cinq ans qu'il leur rabâchait "le danger
japonais", mais les bons isolationnistes n'y voulaient pas
croire. J'ai entendu un mea culpa du colonel Lindbergh qui
valait son pesant d'or.
Neuilly , le 5 3 1942
Mais deux journées de
surexcitation passées à courir d'un quartier à l'autre, d'une
banlieue à l'autre m'ont vraiment claquée. Je suis dans mon lit
à classer mes informations. L'impression générale correspond
aussi peu que possible aux topos officiels. A Montreuil, les
femmes de la rue, avec qui il est facile d'entrer en
conversation, les clientes de ma tante, toutes font les mêmes
réflexions: "Epatant, qu'ils reviennent. Mieux vaut crever sous
les bombes que de crever de faim" et vis à vis des ouvriers
victimes elles sont plutôt dures "Risques de guerre".
(Jusqu'ici, on ne compte pas un seul habitant de Montreuil au
nombre des morts). Chez les petits bourgeois vincennais, même
réaction, plus méritoire peut-être parce que la présence
d'assez nombreuses troupes à Vincennes leur fait craindre
quelque raid. Du côté de la porte de Versailles, vers la
Convention, à la Nation, au Quartier, même atmosphère et
presque les mêmes réflexions. A Neuilly, tout pareil bien que
la présence de Darlan avant-hier soir au cercle militaire
allemand ultra chic, installé comme par hasard dans un hôtel
particulier juif tout près de l'hôpital municipal nous ait valu
trois bombes et deux blessés. C'est, si vous voulez, une sorte
de communion dans la joie et l'horreur. Fanatisme.
Neuilly , le 11 3 1942
Aujourd'hui Ch. Bruneau, le philologue français,
reprenait ses cours après un arrêt d'un mois; comment cet
être inoffensif s'est-il attiré trois mois de prison?
Personne n'y comprend rien, mais on lui trouve infiniment
plus de saveur. Avait-il touché de près ou de loin le
groupe Esprit? A-t-il parlé trop sincèrement de
l'assassinat de son collègue F. Holweck ? A-t-il rapporté,
lui aussi, les paroles prêtées à juste titre à l'aumônier
allemand des prisons "Les Français savent mourir
admirablement" ou simplement avec quel héroïsme est mort
le pauvre Gabriel Péri ? Aurait-il fait quelque remarque
sur le racolage des ouvriers pour l'Est, en particulier la
note qui incite les jeunes gens et jeunes filles à partir
de 17 ans à s'en aller gagner leur vie par là, sans qu'ils
aient besoin de l'autorisation de leurs parents? Ou bien,
en mauvais termes avec sa concierge ou un huissier de la
Sorbonne, a-t-il payé cela de quelques semaines de silence
sinon de repos.
Neuilly , le 20 7 1942
L'atmosphère est écrasante.
Depuis huit jours on nous applique le régime de la Tchécoslovaquie.
Affiches infâmes apposées deux heures dans le métro vendredi dernier
puis retirées en vitesse. Je l'avais lue au Châtelet. Grondements
dans le public. Mais elle a reparu lundi partout ( journaux, métro,
murailles, pissotières) . Effet des plus réussis : une première partie
angélique et mielleuse, des remerciements et des fleurs en brassées
à la population française de la z.o., sa dignité, etc. ; une deuxième
partie qui menace d'exécution tous les membres masculins d'une famille
(jusqu'à la ligne collatérale) jusqu'à 17 ans, de déportation en
Allemagne et pour les enfants en-dessous de 17 ans : maison de
redressement. Ceci s'appliquant aux familles dont un membre est
soupçonné d'avoir commis un attentat contre l'armée d'occupation.
Je voudrais pouvoir te copier cette brillante variante sur le thème
de la collaboration. De la meilleure propagande au moment ou on recrute
des ouvriers pour l'Allemagne (ouvriers et personne de maîtrise.
Emile en a froid dans le dos) D'ailleurs, ça mordait déjà aussi mal
que possible, malgré le chantage aux prisonniers, la menace d'être
encore plus mauvais comme recrutement. Certaines usines, volontaires
désignées d'office, partent en totalité vers le coeur de la Nouvelle
Europe ...
Officiellement parlant, il y a chaque jour un maximum de 600 ouvriers
(z.l.,z.o.) qui, sous la pression de la faim, consentent à se laisser
déporter en Allemagne. Le système employé pour obtenir de la
main-d'oeuvre a été extrèmement simple : réduction à des quantités
infimes de la matière première, augmentation des heures de travail
obligatoires, ce qui a libéré beaucoup de main-d'oeuvre à résorber.
La mécanique a fort bien fonctionné : le père de ... a dû fournir la
liste de ses ouvriers ainsi au chômage ; ils vont bientôt s'envoler.
Que veux-tu ! Le chiffre est d'importance : il leur fallait avant fin
juillet 600 000 ouvriers d'usine et 400 000 ouvriers agricoles. Alors
les ouvriers se terrent, et ce sont les juifs, une fois de plus, qui
écoppent. D'abord, depuis le 7 juin, ils étaient contraints à partir
de 7 ans de porter l'étoile de David, cousue à gauche sur la poitrine .
Impression de gêne quand on croisait ces pauvres gens dans Paris, de douleur
quand on regardait les petits gosses. Puis une ordonnance féroce il
y a trois jours qui leur interdit l'entrée de tous les lieux publics
(monuments historiques, bibliothèques, musées, cabines téléphoniques,
piscines, marchés et foires, restaurants, cafés, etc.) , il y a 12
prescriptions, puis interdiction aux jeunes de fréquenter les
établissements scolaires publics ; enfin rafles depuis le 15 dans
la nuit des juifs, juives et gosses, juifs polonais et russes ;
scènes atroces : méres séparées de leurs gosses, gosses regroupés
(contagieux ou non) au Vel dHiv, sans qu'on puisse leur porter à
bouffer. Certains flics, et des agents de la T.C.R.P. chargés, sous
contrôle des nazis français, du travail, pleuraient à chaudes larmes.
Quelque chose comme les persécutions contre les chrétiens au temps de
Néron ; une Saint Barthélémy serait plus radicale et moins cruelle en
fin de compte. A Paris, dégoût et horreur. Il ne s'agit plus de discuter
des difficultés de trouver des légumes .
12 novembre 1942
Je suis encore toute éberluée de la cascade d'événements graves qui se sont passés depuis dimanche. Beaucoup d'Allemands ont quitté en hâte la ville dans l'après-midi de dimanche et pas mal de gens ici s'attendaient à un débarquement vers Dieppe Boulogne etc. Les Amiennois très surexcités ont été un peu déçus mais la nouvelle de l'arrêt des hostilités en Afrique du Nord a dissipé leur chagrin présent " Ce sera pour plus tard ". A dire vrai, ils sont tous contents d'une occupation allemande dans le Midi car ils ont gardé rancune aux gens de par là-bas de leur accueil au moment de l'exode et du surnom de " Boches du Nord " dont les Méridionaux les ont un peu partout gratifiés. Tout est au mieux et si les hostilités cessent rapidement au Maroc, nous aurons enregistré une brillante semaine. J'ai écouté en entier et en anglais l'appel de Roosevelt. Très beau et très simple. J'y fus de ma larme...
Nous sommes allées hier midi à la cathédrale, deux chics collègues et moi, mettre des fleurs contre certains piliers sacrés, et tout Amiens, femmes en cheveux et hommes gantés,avaient eu la même pensée que nous.
5 novembre 1943
Que pensez-vous du discours de de Gaulle à l'ouverture de la session du comité consultatif? Je le trouve excellent :tous les points critiques et essentiels, sont abordés, les nouvelles directions de la politique française et de la France indiquées comme il faut. Il m'a procuré une très grande satisfaction...