Paris, 1941-1942
Neuilly , le 10 juin 1941
Les prisons à Paris et aux environs sont pleines de gens inoffensifs, qui ont eu le tort d'oublier que nous avons changé de régime. On parle même, ça a tout l'air d'un canular, d'une femme dénoncée par sa bonne et arrêtée parce qu'elle avait appelé un lapin Adolphe. A cela s'ajoutent des histoires de cauchemar, mais vraies : toujours au Cherche Midi, une gamine de 18 ans, arrêtée pour quelque bêtise et placée dans la méme cellule qu'une Anglaise. Celle-ci tente de s'évader, l'autre a huit jours de cachot pour n'avoir pas dénoncé la tentative de sa co-détenue. Puis on la transporte à Fresnes : là, de nouveau, 3 jours de cachot (obscurité totale, obligée de coucher à même le sol, pas de seau hygiénique etc) Au bout de trois jours, le médecin se dérange du Ch. M. à Fresnes, l'ausculte et décide qu'elle peut encore sans risque grave subir huit jours de cachot. Ce qui lui est infligé. Tu peux juger dans quel état elle en est sortie. Voilà comment nous faisons connaissance avec le régime, les méthodes et les geôles de la Gestapo. Comme sans doute ils ne nous tenaient pas assez en main, ils ont recruté 6000 hommes et femmes il y a trois semaines comme police-auxiliaires i.e. indicateurs. Moins insidieux que ce régime bassement policier, mais tout aussi irritante se développe une campagne anti-sémite et xénophobe grande envergure. On ne voit pas d'ailleurs comme cette dernière se concilie avec le slogan de "l'idéal européen", mais on n'en est plus à une contradiction près. Les petites histoires satiriques sont maintenant hors de propos. La résistance s'affirme par des manifestations hostiles ou des grèves : le 11 mai dans l'après-midi il y avait une foule énorme entre l'Etoile et les Pyramides : les Parisiens ont laissé éclater leur haine, tout ce qu'ils refoulaient depuis 6 mois s'est libéré; dans le coin où j'étais, on a chanté la Marseillaise (chant très séditieux) et partout officiers et soldats allemands ont été hués par la foule. Impression bouleversante, le symbole du refus. La semaine dernière quelques manifestations de moindre envergure devant l'ambassade des E.U. (avant qu'ils ne quittent définitivement Paris pour Vichy), des cris de Vive Roosevelt, Vive l'Amérique, tout cela couronné par de nombreuses arrestations, que les gens ont appris à envisager avec sang-froid. Dans les mines du Nord, il y avait grève générale, les Polonais marchant avec les Français. Des arrestations en masse et, dit-on, 11 exécutions. Sur les affiches apposées par l'occupant, "la mort pour quiconque refuserait de reprendre le travail", les gens du Nord ont collé des papillons " pour un Français d'exécuté, 25 Boches de descendus". Borotra venu, comme commissaire du Gvt aux sports et loisirs, faire une conférence aux étudiants lillois, a été reçu par des cris et des coups de sifflets et le président s'est excusé en ces termes " Je vous demande de pardonner à ces jeunes gens d'exprimer trop vivement ce que tout le monde pense ici " Si l'éloignement se prête à la rigueur à une politique de collaboration, leur présence nous fait connaître le danger terrible que courrait la France à une telle collusion. Encore s'ils étaient là et nous imposaient leur volonté du seul fait de leur force, ça nous dégoûterait, mais ce serait net. Seulement ils nous ballottent de la brutalité la plus écrasante au mensonge mielleux et à la plus odieuse des hypocrisies. Mais le régime de la douche écossaise tanne les gens, ne les apprivoise pas, d'autant plus que nous sommes encore beaucoup trop cartésiens, au dire de Déat. Le réel ne s'embarrassant pas de contradictions, nous devrions nous y plonger en aveugles et par delà notre pensée égoïste nous joindre à l'âme du devenir, au Monde. Voilà comment au nom d'une métaphysique panthéiste et creuse, on essaie de nous faire consentir aux réalités de chaque jour. Il s'avère que bientôt, les fonctionnaires auront à signer ce petit papier" Etes-vous pour la collaboration, oui ou non" Ici, le climat n'est vraiment pas favorable. Même si nous nous sentions quelque tendresse en ce sens, les quelques prisonniers malades rendus généreusement pour qu'on les soigne à nos frais ( et pour éviter la contagion) y sont les plus hostiles, et apportent à l'appui des faits et le souvenir affreux de leur vie de chaque jour là-bas. Quant à ceux qui sont libérés sans raison valable, Brasillach par exemple, ils ont acheté leur libération d'une nouvelle servitude (articles, conférences et espionnage au profit de leurs libérateurs)
10 juin 1941
Tu te plains d'avoir de nous des nouvelles trop brèves.
Impossible souvent de t'en écrire plus long. Et puis te
mentir ( Tout est pour le mieux etc ) nous laisse une trop
grande impression de dégoût. D'ailleurs querelle pour querelle.
Tu nous donnes sur le détail concret de ta vie, sur ton
travail des vues très peu précises. ...Mais le plus horrible pour moi, c'est de ne
plus savoir exactement ce que tu penses, l'idée que tu
n'as pas de radio, que tu ne peux pas, comme Papa et moi,
tout écouter, comparer, relever les contradictions, noter
les silences, et attendre certains démentis qui ne
viendront jamais. Mes idées d'août dernier, tout ce que
j'écoute, je vois, je vis n'a fait que les confirmer. Nous
entrons depuis 3 semaines dans une ère de ravitaillement
plus abordable. Je ne parle pas de la viande. Tu peux t'en
gaver à ton aise, bientôt ce ne sera plus pour nous qu'un
souvenir - ni du pain - (heureusement que Papa peut manger
sur la carte de Mam et la mienne) mais les légumes, rares
il est vrai, affichent des prix plus accessibles. ...
La notion de repas copieux est périmée, comme tant d'autres.
Mais si l'on peut mettre 400f pour un repas, tarif allemand
ou Raymonde*, on peut, paraît-il, rendre à son estomac ses
habitudes normales. A la maison on s'en tire encore assez
bien pour l'heure, papa employant le système du troc.
Mais comme il va se trouver à cours de caoutchouc bientôt
( il parle de fermer 3 jours par semaine pour aller tuer
le doryphore dans ses futures patates à Fontaine ) nous
tendrons vers l'immatériel. Cet état de faiblesse et de
légèreté où nous vivons ne manque pas d'un certain charme
- quelquefois - Seulement c'est aux dépens du travail
personnel et même de la simple routine, et comme les vacances
ne viendront pas avant le 31 juillet, ça ne maintient pas
l'esprit dans un état réceptif et encore moins créateur.
*[marché noir]
Neuilly , le 11 novembre 1941
Journée de brouillard dense, à peine éclairée par la rousseur des feuilles, qui vivent encore. Il noyait l'espoir dans les coeurs comme il avalait les maisons et les quais. le fleuve lui-même n'avait plus d'existence. On aurait pu se croire appelé à une vie larvaire durable si l'on n'avait entendu les gens parler. Silhouettes imprécises, propos des plus directs sur la boue, le sang et la nuit où nous nous enfonçons de jour en jour. Mes appréciations les plus pessimistes ne m'avaient pas encore fait estimer à toute sa valeur le symbolisme de certain chiffon rouge et noir. Depuis les premières exécutions officielles, nous nous débattons entre le dégoût, le désespoir et l'horreur - et à combien d'entre eux peut s'appliquer la terrible parole " Les innocents paieront pour les coupables ". Après les attentats de Nantes et de Bordeaux, ont fleuri sur les murs, dans les stations et les couloirs de métro d'abominables affiches, une rouge pour l'affaire de Nantes, une jaune pour celle de Bordeaux, toutes deux voisinant et du même style. Chacune annonçait pour son compte que cinquante malheureux types avaient été exécutés sur le champ et que cinquante autres seraient exécutés si on ne parvenait à trouver les coupables. A cela s'ajoutait la promesse d'une récompense de 15 millions, somme globale, à partager entre les mouchards volontaires. Jeu sur la sensibilité et la cupidité. Horrible impression de heurter des cadavres et de glisser sur des flaques de sang. En deux jours j'ai vieilli de dix ans.
11 novembre 1941
Comme nous sommes heureux que tu
échappes à tout cela. Pour le reste nous nous en tirons encore
assez bien grâce au courage et à la gentillesse de Papa. Tu
sais d'ailleurs que Maman sait très habilement tirer parti des
moindres choses. L'un dans l'autre nous arrivons à manger à peu
près normalement, quelquefois même assez bien. Ton colis
pourtant serait le bienvenu, s'il nous parvient un jour. Ce qui
nous pèse le plus, c'est d'être très rationnés en charbon, gaz
et électricité, ce dernier article me privant tout
particulièrement. A mes pieds, je traîne de vieilles bottes de
caoutchouc noires rapiécées par Papa avec une chambre à air. On
voit poindre le rouge sous la teinture et je doute qu'autrefois
j'aurais même oser les donner. Maintenant je les porte et dans
Paris. Mam met mes chaussures de ski avec trois paires
d'immondes chaussettes de laine faites de morceaux et passe aux
yeux de bien des gens pour une mortelle des plus enviables. Un
jour de pluie, la semaine dernière, combien ai-je vu de gosses
bien nippées avec des spartiates à semelles de bois et de
malheureuses socquettes de coton. Papa n'a pas eu de
répartition ni pour novembre ni pour décembre. Les vêtements
sont aussi rares et aussi enviés : pense que mon manteau de
fourrure, tout usagé qu'il est, vaut tel quel 23.000f. Absence
de laine et de fourrures, de coton et de fils, triomphe du
textile synthétique à l'exposition seulement. Le pauvre vieux
Papa a besoin de caleçons et malgré les points de sa carte de
textile, nous n'avons pas été fichues d'en trouver un sur toute
la place. Mais les sous-vêtements et les canadiennes
s'entassent, prêts à partir contre l'ennemi russe. La
récupération des métaux non ferreux ayant fait suite à celle
des vieux vêtements et des vieilles godasses, on se demande ce
qu'il restera à récupérer dans trois mois, sinon un peu de sang
anémique. Le cheptel est maintenant réduit à zéro par la
consommation extérieure. A la perte de substance subie, on
mesure son abondance ancienne et ses riches qualités. Sorte de
prise de conscience rétrospective de ce qu'était la France,
mesure aussi de ce qu'elle sera. Le présent n'est pour moi
qu'un long voyage en métro, écoeurant, malsain, mais qui me
mène là où je veux aller, et à la lumière.
7 décembre 1941
Voilà un an, Jean, que tu quittais la France, voilà un an que
j'ai perdu avec Pierre et toi, mais surtout avec toi, mes
meilleurs amis. Si tu savais comme ce fut lourd à traîner, seule.
Maman est toujours aussi bonne et aussi incompréhensive, Papa
aussi intelligent mais il est des choses dont je ne veux pas
l'alourdir ( cafard, ce soir : l'affaire japonaise, ce qui va
peut-être éloigner encore notre réunion ) Les parents essaient de
me rendre matériellement parlant la vie aussi aisée... - que
possible - Mais je subis les inconvénients d'être l'enfant
unique. J'aspire à ma province, à ma côte, à ma mer. J'y trouvais
à certaines heures des zones de paix, que ne peuvent me donner ni
Paris, ni la maison.
Le 8 décembre 1941
Très contents que l'affaire Weygand ait eu chez vous une certaine répercussion. Ici gros coup et grosse inquiétude, corsée encore quand on a su que son collaborateur immédiat, André, était passé à la dissidence. Nous venions de prendre un bain de sang et d'en sortir en deuil et salis à souhait. La retraite de Weygand nous en faisait présager un nouveau, ce qui vient d'arriver. Entre le 21 nov. et le 8 déc., une série d'attentats : début deux bombes dans la librairie boche Rive Gauche, installée à la place du d'Harcourt, à 7h du matin, malgré les huit flics qui gardaient depuis le 14 juillet jour et nuit les abords de cette officine collaborante, puis des grenades un peu partout, au rythme d'un attentat par jour; le clou de l'affaire : une explosion dans une maison de passe réservée à eux dans la rue Championnet ( coût : 3 teutons, 1 fille de kapout, 4 teutons, 3 filles de grièvement blessés ) Puis un officier allemand tué à 7 heures du soir à l'angle de la rue Rennequin et du Bd Péreire et un cercle militaire allemand faisant explosion à 1h 1/2 le dimanche 7. D'où menaces, appel à la délation et chantage général. Nous avons d'abord payé un million d'amende, aveu non déguisé que la librairie leur appartenait, puis nous avions jusqu'au mercredi 10 pour dénoncer les coupables. En fait de dénonciations les attentats ont repris. Alors mesure générale : couvre-feu de 6 h du soir ( 4h au soleil) à 5 h du matin pendant une semaine. Les pauvres types coincés à 6h05 ont passé la nuit au poste. Ce fut pris avec beaucoup de philosophie et même avec le sourire. Quelle cohue réjouie et galopante dans les métros, tu juges, le dernier quittait la tête de ligne à 5h. Sans les parents, j'aurais traîné, histoire d'aller une nuit au poste. A 6h les fenêtres devaient êtres fermées, sinon le poste pour les délinquants. Alors nous avons bouclé les contrevents et derrière eux _ ô province, douce province _ nous avons méchamment regardé les gens se faire siffler par les agents et emmener gentiment au commissariat. Spectacle plus réjouissant encore : des groupes d'agents français patrouillaient sur les trottoirs surveillés des terre-plein par des officiers allemands. Très antiquité : maîtres, surveillants d'esclaves, esclaves. Les esclaves n'étaient pas moroses, du moins jusqu'à hier. Hier les sanctions générales sont levées mais la radio nous apprend 1°/ qu'une amende d'un milliard est imposée aux juifs de la zone occupée 2°/ qu'on en a arrêté un certain nombre (par exemple B., l'architecte, père de gosses que je connais. B. le chirurgien, qui a été arrêté dans son laboratoire personnel, a demandé le temps de se préparer une trousse et s'est suicidé etc. ) parmi lesquels certains vont travailler dans l'Est 3°/ que cent otages (dits juifs, communistes, gaullistes) ont été exécutés. Comme il y avait eu 11 brestois et 4 parisiens de fusillés officiellement il y a 4 jours, cela fait 115 officiels en moins d'une semaine. Moloch devient vorace. Pourtant les très fréquentes et non officielles exécutions pourraient suffire à l'apaiser. Remarque, vieux, ils se défendent contre les risques de l'occupation. Mais penser que certains Français de par ici prêtent la main à leur sale besogne, et vont jusqu'à allier la servilité à la lâcheté ou à l'intérêt, c'est ça qui nous dégoûte le plus. Les Français ne se sont pas encore habitués, malgré les exemples qu'ils ont sous les yeux, à considérer la vie humaine, du moins celle de leurs camarades, comme une chose sans valeur. Ca n'empêche pas les Parisiens, par bravade ou par besoin de parler, de dire couramment, à côté d'un officier allemand "viande pour la Russie", ce qui permet les astuces faciles de "congelée, du porc dans une peau de mouton etc". Les pauvres types n'ont pas l'air d'aimer entendre parler du front russe. Ils paraissaient très surexcités et très joyeux de l'attaque du Japon sur les possessions américaines et anglaises du Pacifique "par surprise" comme dit Radio-Paris. Mais le discours du Fürher de jeudi avec la déclaration de guerre de l'Allemagne aux E.U. les a beaucoup refroidis. Si tu avais vu la tête que faisaient cinq vieux officiers qui lisaient Paris-Soir jeudi à 4h à la sortie du métro Odéon. Ils dissimulaient si peu leur effarement et leur anéantissement, qu'avant même d'avoir lu par dessus l'épaule du plus petit la grande manchette du canard, j'avais deviné toute l'affaire. Note que les Américains vont prendre pendant au moins six mois la piquette dans le Pacifique. C'est bien fait pour eux puisqu'ils n'ont pas su profiter des tuiles qui nous sont tombées dessus. Du point de vue moral c'est une victoire Roosevelt. Ca fait cinq ans qu'il leur rabâchait "le danger japonais", mais les bons isolationnistes n'y voulaient pas croire. J'ai entendu un mea culpa du colonel Lindbergh qui valait son pesant d'or.
Le 5 mars 1942
Mais deux journées de surexcitation passées à courir d'un quartier à l'autre, d'une banlieue à l'autre m'ont vraiment claquée. Je suis dans mon lit à classer mes informations. L'impression générale correspond aussi peu que possible aux topos officiels. A Montreuil, les femmes de la rue, avec qui il est facile d'entrer en conversation, les clientes de ma tante, toutes font les mêmes réflexions: "Epatant, qu'ils reviennent. Mieux vaut crever sous les bombes que de crever de faim" et vis à vis des ouvriers victimes elles sont plutôt dures "Risques de guerre". (Jusqu'ici, on ne compte pas un seul habitant de Montreuil au nombre des morts). Chez les petits bourgeois vincennais, même réaction, plus méritoire peut-être parce que la présence d'assez nombreuses troupes à Vincennes leur fait craindre quelque raid. Du côté de la porte de Versailles, vers la Convention, à la Nation, au Quartier, même atmosphère et presque les mêmes réflexions. A Neuilly, tout pareil bien que la présence de Darlan avant-hier soir au cercle militaire allemand ultra chic, installé comme par hasard dans un hôtel particulier juif tout près de l'hôpital municipal nous ait valu trois bombes et deux blessés. C'est, si vous voulez, une sorte de communion dans la joie et l'horreur. Fanatisme.
Le 11 mars 1942
Aujourd'hui Ch. Bruneau, le philologue français, reprenait ses cours après un arrêt d'un mois; comment cet être inoffensif s'est-il attiré trois mois de prison? Personne n'y comprend rien, mais on lui trouve infiniment plus de saveur. Avait-il touché de près ou de loin le groupe Esprit? A-t-il parlé trop sincèrement de l'assassinat de son collègue F. Holweck ? A-t-il rapporté, lui aussi, les paroles prêtées à juste titre à l'aumônier allemand des prisons "Les Français savent mourir admirablement" ou simplement avec quel héroïsme est mort le pauvre Gabriel Péri ? Aurait-il fait quelque remarque sur le racolage des ouvriers pour l'Est, en particulier la note qui incite les jeunes gens et jeunes filles à partir de 17 ans à s'en aller gagner leur vie par là, sans qu'ils aient besoin de l'autorisation de leurs parents? Ou bien, en mauvais termes avec sa concierge ou un huissier de la Sorbonne, a-t-il payé cela de quelques semaines de silence sinon de repos.
26 mars 1942
Compensation des embêtements de toutes sortes, inhérents à notre vie
actuelle : un printemps éclatant a surgi brusquement d'une fin d'hiver
glacée. A peine de giboulées. Depuis 8 jours, vent frais, ciel pur, soleil.
Si tu savais les impressions délicieuses qui m'enveloppent, quand du
métro le plus proche (12 minutes), je gagne à pied ma boîte le matin :
au soleil il est à peine 7h moins le 1/4. J'avance dans ce quartier
charmant au milieu d'une brume légère qui s'envole à regret du sol et
des maisons. Les arbres encore sans feuilles vivent déjà sur l'esplanade ou
sur le boulevard, personne , sinon des gosses qui se bousculent ou qui
regardent se redorer le Dôme des Invalides. Les rares autos et les occupants
ne sont pas encore réveillés. Impression analogue à celle de Giraudoux
quand il traversait les Tuileries avant de se rendre chez Bella. On
voudrait se sentir absolument libre, vide, pour goûter à fond cet
incomparable Paris. L'autre matin, long tour aux Tuileries et sur les
quais avec R. De la brume surgissait l'Ile.... Comme au
crépuscule le jeu des gris sur l'eau, les ponts et les toits, et les
souvenirs peut-être aussi lui donnaient une poignante beauté.
20 juillet 1942
L'atmosphère est écrasante. Depuis huit jours on nous applique le régime de la Tchécoslovaquie. Affiches infâmes apposées deux heures dans le métro vendredi dernier puis retirées en vitesse. Je l'avais lue au Châtelet. Grondements dans le public. Mais elle a reparu lundi partout ( journaux, métro, murailles, pissotières) . Effet des plus réussis : une première partie angélique et mielleuse, des remerciements et des fleurs en brassées à la population française de la z.o., sa dignité, etc. ; une deuxième partie qui menace d'exécution tous les membres masculins d'une famille (jusqu'à la ligne collatérale) jusqu'à 17 ans, de déportation en Allemagne et pour les enfants en-dessous de 17 ans : maison de redressement. Ceci s'appliquant aux familles dont un membre est soupçonné d'avoir commis un attentat contre l'armée d'occupation. Je voudrais pouvoir te copier cette brillante variante sur le thème de la collaboration. De la meilleure propagande au moment ou on recrute des ouvriers pour l'Allemagne (ouvriers et personne de maîtrise. Emile en a froid dans le dos) D'ailleurs, ça mordait déjà aussi mal que possible, malgré le chantage aux prisonniers, la menace d'être encore plus mauvais comme recrutement. Certaines usines, volontaires désignées d'office, partent en totalité vers le coeur de la Nouvelle Europe ... Officiellement parlant, il y a chaque jour un maximum de 600 ouvriers (z.l.,z.o.) qui, sous la pression de la faim, consentent à se laisser déporter en Allemagne. Le système employé pour obtenir de la main-d'oeuvre a été extrèmement simple : réduction à des quantités infimes de la matière première, augmentation des heures de travail obligatoires, ce qui a libéré beaucoup de main-d'oeuvre à résorber. La mécanique a fort bien fonctionné : le père de ... a dû fournir la liste de ses ouvriers ainsi au chômage ; ils vont bientôt s'envoler. Que veux-tu ! Le chiffre est d'importance : il leur fallait avant fin juillet 600 000 ouvriers d'usine et 400 000 ouvriers agricoles. Alors les ouvriers se terrent, et ce sont les juifs, une fois de plus, qui écoppent. D'abord, depuis le 7 juin, ils étaient contraints à partir de 7 ans de porter l'étoile de David, cousue à gauche sur la poitrine . Impression de gêne quand on croisait ces pauvres gens dans Paris, de douleur quand on regardait les petits gosses. Puis une ordonnance féroce il y a trois jours qui leur interdit l'entrée de tous les lieux publics (monuments historiques, bibliothèques, musées, cabines téléphoniques, piscines, marchés et foires, restaurants, cafés, etc.) , il y a 12 prescriptions, puis interdiction aux jeunes de fréquenter les établissements scolaires publics ; enfin rafles depuis le 15 dans la nuit des juifs, juives et gosses, juifs polonais et russes ; scènes atroces : méres séparées de leurs gosses, gosses regroupés (contagieux ou non) au Vel dHiv, sans qu'on puisse leur porter à bouffer. Certains flics, et des agents de la T.C.R.P. chargés, sous contrôle des nazis français, du travail, pleuraient à chaudes larmes. Quelque chose comme les persécutions contre les chrétiens au temps de Néron ; une Saint Barthélémy serait plus radicale et moins cruelle en fin de compte. A Paris, dégoût et horreur. Il ne s'agit plus de discuter des difficultés de trouver des légumes .
Auvers le Hamon , le 31 juillet 1942 , à son frère
T'ai-je parlé dans ma dernière carte d'une magnifique
exposition: le paysage français de Corot à nos jours à la
galerie Charpentier. Roger m'y avait conduite en attendant la
liste et j'ai passé là une bien réconfortante après-midi. Tant
de choses fortes, délicates et si inattendues : un Matisse
rêveur et léger ( une ligne de peupliers ), des Sisley qui
raviraient ton âme de vieux Parisien et de banlieusard de bonne
souche, un Corot aéré et dru, des la Fresnay, deux Cézanne aux
verts provocants et paisibles à la fois, un Van Gogh etc.
J'étais emballée et ça a fait brillamment passé la douche de la
fin de journée. Peut-être eût-il été décent que je m'effondre
dans les bras de Roger. Pour une première chute, le moment
était à saisir. Mais je me suis contentée de discuter de
l'exposition et d'avaler la glace abominable qu'il m'offrit
chez Weber comme consolation. Le pauvre garçon était certes
aussi embêté que moi. Il a été très chic toute cette année.
Such a dear. Mais...
Ici assez beau temps, beurre sur la table!, viande et pas mal
de vélo. Avons visité des gorges, du genre Padirac en plus
petit.
Impression pénible, malaise, humidité pénétrante et
froide. Horreur de la vie des hommes préhistoriques.
Puis nous
sommes allés à Solesmes : messe bénédictine, recueillie et
magnifiquement chantée, rien de sali parce que pas de
touristes; de très belles statues de la fin du XVème et du
milieu du XVIème; deux mises au
tombeau l'une du Christ, l'autre de la Vierge : grave paix des
visages des cadavres, poids des corps sur les linceuls, douleur
sereine des assistants. Cela mène à une méditation de la mort
riche et réconfortante.
J'ai pensé à Pierre L., peut-être le plus
heureux de nous tous *. Curieux qu'il soit resté si proche à
Fontaine et ailleurs.  
* ( Mort au combat en 1940 )
2 septembre 1942
Mon patron est mis à la retraite et moi, j'ai été avertie de préparer mes caisses pour Amiens. Dès que j'aurai confirmation,je te préviendrai. En tout cas, je dois quitter Paris, je n'ai pas les titres voulus pour y rester plus longtemps.
Séjour charmant en Bretagne, gens délicieux, atmosphère de maison détendue, beaucoup de vélo malgré les côtes, peu de bains vu le temps, mais la mer et le vent, des tas de souvenirs heureux qui se rouvraient et une compagnie fine et délicate.
Ici le temps est lourd et terne, les dahlias du jardin sont en fleurs, les rares pommes tombent déjà, l'humeur générale est capricieuse...