Madeleine Michelis


Paris - Le Havre, 1940-1941

20 août 1940
      Traversée rapide et douloureuse d'un Paris désertique, où la vie se concentre devant les bouchers, les laitiers ou les épiciers, sillonné de rares autos, grisâtres pour la plupart. Des cars, sur une place de la Concorde endolorie et somnolente, déversent des "touristes" aux uniformes gris, verts ou noirs; ils se pressent autour de l'obélisque, tendent le cou, lèvent la tête, écoutent les explications; 5 minutes pour le recueillement admiratif et leurs officiers-guides-gardiens les dirigent vers leurs voitures. Ce spectacle a si peu de réalité, de consistance que je croyais assister à quelque prise de vue pour film de propagande nazie, qu'on aurait tourné à Paris avec la tolérance bienveillante et maussade de notre ex-gouvernement. Il y avait même la caméra ! Mais le visage des Parisiens, - on les voit en foule dans le métro - s'est vidé de toute expression, de toute vie. Ils ne rouspètent plus quand on les bouscule, ils assistent , absents, sans un clignement des yeux ou un pli de la bouche, à des scènes touchantes , de ce genre : un brave Allemand en uniforme qui sort de sa poche un sac de bouchées et en offre aux gosses du compartiment. Si j'avais été une bonne parisienne, j'aurais dû ne rien voir. La ville et ses habitants se sont recouverts d'une souffrance terne, qui ne donne prise à rien ni personne. Cela n'est pas sans une certaine beauté ni sans grandeur. Allons, Paris ne mourra pas de l'occupation, ni mon amour pour lui.
L'occupation au Havre et aux environs est moins discrète et plus totale

 

26 août 1940 , à son frère
       ... Région pas mal abîmée, vie abominablement triste....Si tu savais par quelle impression d'angoisse, d'abandon total, de révolte , nous pouvons passer dans une journée ou dans une nuit. C'est atroce de se sentir coupé de tout, de toute information, de toute vie réelle. L'occupation ici n'est pas purement symbolique. Elle est tyrannique, obsédante. Il y en a partout, dans les rues, les magasins, les usines, les appartements, les villas. Ils ne sont pas agressifs mais font sentir qu'ils existent, pesamment. On les traîne avec soi, ils vous courbent les épaules, la nuque. Tu es heureux,vieux frère, de ne pas connaître ça dans toute sa brutalité. A Paris, ce n'est qu'une question de spectacle et de ravitaillement. Ici, c'est tout. Je m'étais désintoxiquée d'un certain nombre de bruits qui avaient rythmé mes dernières semaines à Etretat. Tous sont revenus, plus abondants et plus proches : canons, avions, mitrailleuses . C'est pour moi encore la guerre et la solitude mais une solitude désespérée et asséchante et non plus la solitude de cet hiver, fouettée de coups de vent et de coups de mer, tonique et pure. ... Vois-tu, ce mois passé à Pamiers, j'en serai marquée pour longtemps. Il me semble maintenant lointain, irréel, insaisissable ; pourtant c'est en lui, en sa tiède douceur ou dans sa desséchante ardeur de juillet que j'arrive certains soirs à me réchauffer. Ecris-donc à H..., dis-lui toutes mes amitiés et mon extrême désir de le savoir heureux.

Ps:Du point de vue matériel, ne t'inquiète pas : je déjeune à la Petite Tonne ( encore assez bien et assez copieux) et j'"occupe" un charmant petit appartement ... On préfère m'avoir comme hôte plutôt que d'autres...

 

27 août 1940
       Toujours des bruits de bottes et des chants bien rythmés, dame, pour ça ils sont imbattables, inimitables même, comme pour le pillage des villas ou les achats massifs dans les magasins. Le Pays de Caux, ce royaume du beurre et de la betterave, a été dûment nettoyé de toutes ses productions. On commence à tirer la langue, à voir se fermer les boutiques, " Nous n'avons plus rien à vendre ", " Nos frais généraux ne nous permettent pas de rester ouverts pour rien "... J'apprends que les croûtes de 3 jours sont aussi comestibles que le pain frais. Petite virée à Etretat pour y quérir quelques livres... Rencontré quelques gens sympas, dont Christiane et son père. Son frère est prisonnier en Silésie où il exerce sa profession, sous la conduite et la garde de son ancien médecin-chef. Le vieux était écoeuré des lâchetés et des marchandages auxquels il avait assisté à Vichy.
A propos de Jean, ça menace de s'éterniser, cette séparation entre les deux zones. Je me demande s'il est encore à Salses à se gaver de raisins... ce soir, j'ai appris que le territoire du Tchad se rattachait au parti de de Gaulle. Ce qu'il y a peut-être de plus pénible ici, malgré les amis bien chers qui m'entourent, c'est un sentiment d' irrémédiable abandon. Au milieu de ces uniformes, de ces croix gammées, de l'oppression qu'elles me causent, jusqu' à m'en donner des arrêts au coeur, rien ne semble me rattacher à quelque chose de solide. Le ministère est à peu près sans rapport avec nous. Le recteur, qui a peur sans doute, n'ose venir constater l'état lamentable des locaux. Seul le proviseur se démène, malgré son pessimisme. Pas de salles en nombre suffisant, beaucoup d'élèves déjà, trop de professeurs, pas de charbon pour cet hiver. A cela s'ajoutent d'atroces histoires, officielles hélas! Plus de 4.000 Havrais (hommes et surtout femmes et gosses ) ont péri dans l'évacuation, quatre bateaux ont coulé. Des démobilisés se trouvent devant un foyer détruit, sans travail, sans rien à quoi se raccrocher, dans cette ville triste et ce port vide. Seuls les couchers de soleil n'ont rien perdu de leur splendeur.

 

9 septembre 1940
       Voilà une tuile à laquelle je ne m'attendais plus guère. Je viens d'être informée, avec 15 jours de retard et officieusement encore, que l'Agrèg a lieu la dernière semaine de septembre à Paris. Je me suis remise à travailler aujourd'hui mais depuis mars-avril, tout le travail déjà fait a l'air de s'être évaporé. Peut-être aurais-je plus de chance cette année que les autres. Pourtant tout est contre moi :travail, notes et livres perdus et état d'esprit que les canons et le bruit perpétuel des avions ne rendent pas du tout agrégatif. ... tout ça me semble bien inutile. Enfin, je risque ma chance...
 

2 octobre 1940
      . Les Angles bombardaient depuis le début août mais au ralenti. Ca s'est intensifié depuis 15 jours, et la ville très touchée est à peu près inhabitable; plus d'eau ni gaz, les égoûts crevés, l'odeur du cadavre vers la gare. Par ailleurs les abris sont réservés aux soldats allemands; pendant 5 nuits les Havrais qui, comme tu sais, n'ont pas de cave, ont dû rester debout dans le couloir d'entrée de leurs maisons.H... en est revenue morte de fatigue et anglophobe.
Si pénibles que soient ces histoires, les victimes civiles nombreuses et plus d'un 1/10ème de la ville démolie, puisque ça a servi à quelque chose, je ne regrette ni ne me lamente sur rien.

 

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Neuilly , le 2 octobre 1940             

      Cette prise de contact avec la puissance allemande, admirable à un point de vue purement spéculatif, m'a donné beaucoup à réfléchir. Ca se déroule comme un film de cinéma; tout, jusqu'aux moindres détails, a été prévu. Les officiers connaissaient déjà la région qu'ils occupent et peuvent ainsi l'utiliser au mieux du point de vue stratégique comme la mettre en coupe réglée d'un point de vue économique. Le pourcentage des réquisitions en céréales, beurre, poulets est assez joli : 58 à 60 %. Mais, pour l'instant, si le café a disparu tout à fait de la circulation, en faisant des queues de 2 à 3 heures, on arrive à se ravitailler juste. D'ailleurs, les cartes sont là " pour nous y aider ". Nous subissons, par la presse (!) et la radio une apologie des ersatz, ce qui nous laisse rêveurs sur l'avenir. La presse! Tout ce qu'il y a de plus immonde comme raisonnements et comme injures abreuve journalièrement les Parisiens. Ils lisaient moins de journaux au début mais les vieilles habitudes reviennent : on prend son ticket de métro et un canard et on ingurgite entre 2 stations une petite dose de fiel. Toutes ces mesures prises sont admirablement préparées : hier, mesures odieuses contre les Juifs. Or, depuis 2 mois, articles de toutes sortes sur les Juifs, attaques personnelles et nominales, " Comment ils volent, comment ils s'insinuent, comment ils ont créé une internationale dans l'Etat etc. " Vieux thèmes, mais si nuancés que chacun a pu se découvrir lésé au moins par l'un d'eux, et tout à l'avenant. Si le miracle n'intervient pas, nous ne sommes pas prêts de nous débarrasser des poux. Il faut tout faire pour qu'il se produise. Ils vont noyauter l'enseignement, les associations de jeunesse où tout gosse et toute gosse de 14 à 18 ans doit obligatoirement s'inscrire. Quand on a l'air de résister, ou ils vous brisent, ou ils font, ce qui est beaucoup plus fort, de la désorganisation systématique. Ordres qu'on ne reçoit pas (la poste et la zone de démarcation!), ou qu'on reçoit mais qu'on ne peut exécuter parce que ces messieurs ne le permettent pas. Et par là-dessus, un immense dégoût, je n'ose dire général quoique d'autres pensent comme moi et résistent. Mais il faut travailler la généralité pour leur faire accomplir ne serait-ce qu'un geste de refus. Pourtant plus on remonte vers le Nord, et plus la région est dangereuse et occupée en nombre, plus les gens relèvent la tête. C'est, je t'assure, presque réconfortant de vivre en zone occupée, si on compare la mentalité des gens d'ici avec celle des gens de Toulouse quand je l'ai quittée.

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Neuilly , le 15 octobre 1940             

      Ne crois pas que les gens aient changé pour cela. Ceux qui réfléchissaient et voyaient clair ont gardé leurs idées de fin juillet, quant aux autres, d'indifférents ou d'assimilables, ils sont devenus franchement hostiles. Les réquisitions tant niées existent et le taux est exorbitant, 60% pour tout. Dans les cuirs, 6O% + 2O% pour leur consommation sur le territoire occupé. Restent 20% pour la population civile! D'ailleurs ça n'est même pas, d'après des gens accrédités à la commission d'armistice, pour les Allemands d'Allemagne : ils ne reçoivent que ce que leurs soldats envoient personnellement làbas. Les marchandises de toutes espèces ( surtout l'alimentation ) servent de monnaie d'échange entre l'Allemagne, la Suède et l'U.R.S.S.! Les vexations s'accentuent : histoire des cinémas de Paris où, provocation odieuse, on projette un film sur la campagne de Pologne. A Caen, à la suite de témoignages de sympathie donnés par la population à l'enterrement d'un aviateur anglais, pas de pain ni d'eau pendant 2 jours. La liste pourrait être longue. En gens très habiles, ils détournent, ou essaient de détourner l'attention des Parisiens en insistant sur Dakar ( avec photos truquées ) et en menant violente campagne contre Juifs et Francs Maçons. Pendant ce temps-là, ils s'offrent la jeunesse : filles et garçons, entre 14 et 20 ans doivent être obligatoirement inscrits à une association de jeunes. Mais les associations de scoutisme viennent d'être dissoutes. Restent 2 associations, l'une officiellement patronnée par les Allemands, l'autre vague et bien facile à noyauter ou à s'annexer. Là je le crains est le pire danger, si ça durait. Mais ils sentent et savent que l'esprit de résistance se nourrit et se soutient par la radio anglaise. L'audition des postes anglais vient d'être interdite par affiche au Havre, bientôt à Paris. Ecoute une fois Radio-Paris et tu comprendras le mécanisme et tout l'odieux de l'occupation allemande. Ce poste donne le ton à toute la presse "locale" et se fait l'écho et l'auxiliaire de l'organisation occupante. Le chômage s'assoit rapidement. Tonton Jean est licencié, refusant de travailler pour l'Allemagne. On lui avait offert 6000f par mois, en assurant 2500f en France à sa femme, à condition qu'il parte travailler pour eux là-bas. Il aime mieux crever de faim. Parrain, lui aussi au Ritz jusqu'au 15 sept, a perdu sa place : remplacé par un Allemand. Cher vieux, nos craintes de Salses sont justifiées et bien dépassées. Emile, nous parlant de la 1ère lettre reçue de toi, a laissé entendre qu'elle était plutôt vive. Il a préféré la brûler avant de quitter Pau. Garde tes opinions d'alors; si tu étais devenu flottant, tout ce que nous voyons, entendons, subissons, aurait vite fait de te les rendre. Aidez-nous, toi et Pierre, à tirer la France de là. Rassurez-vous : ce n'est pas de ma part un cri de désespoir : voir le comportement ironique, indifférent et même hostile des Parisiens et surtout des Parisiennes vous réconforterait. Quant aux populations des côtes, elles sont épatantes. Vive la zone occupée! Tanine a eu des nouvelles très attristantes d'Alsace : la classe 40 est incorporée à l'armée allemande. Des jeunes ménages alsaciens sont emmenés en Allemagne, installés quelque part et remplacés par de jeunes ménages allemands : préparation du futur plébiscite. Des mesures contre les Juifs, vous serez sans doute informés par les journaux. Ca me dégoûte comme toute injustice criante et comme tout geste facile.

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Le Havre , le 29 octobre 1940             

      Dimanche matin, en filant sur Etretat par les faubourgs du Havre, j'ai assisté à un spectacle lamentable : la procession des piétons qui réintégrait le Havre pour la journée : petits gosses enveloppés de châles, de couvertures ( car il fait rudement froid depuis quelques jours ), vieilles grand-mères dans des remorques ou dans des poussettes, tous avec le visage blafard des gens qui ont eu froid et qui ont mal dormi. Le soir, à mon retour, même procession, mais en sens inverse : il y en a là-dedans qui n'ont même pas de quoi se payer le tram jusqu'à Montivilliers. Autre cause de tristesse : l'afflux des "touristes" allemands. Ils se sont glissés et encadrent chaque corporation. Certains se reconnaissent à leur brassard jaune; plus nombreux sont ceux qui n'ont aucun signe distinctif : l'impression d'étouffante surveillance n'a fait que croître depuis août. Bienheureux les gens en zone dite libre, et ceux qui partent. J'envie terriblement mon frère. Si je ne pensais pas que ma présence ici est utile, ne serait-ce que sous la forme de témoignage de l'éternelle pensée française, de volonté de résistance et de critique indirecte, je regretterai amèrement de n'avoir pas essayé de filer. On se raccroche à ce qu'on peut! Ce matin, coup prévu mais bien lâche et bien douloureux : la Bulgarie attaque la Grèce.C'est curieux comme l'Italie et ses séïdes ont du goût pour les cadavres! Et cette paix ; à certains indices locaux, nous pouvons soupçonner qu'elle est signée et que la nouvelle machine est déjà en mouvement. Pourquoi la majorité n'a-t-elle pas voulu comprendre plus tôt! Il est tellement plus facile de s'opposer à ce qui va se faire que de desserrer le noeud qui vous étrangle. Et quand l'étranglement devient volontaire et conscient! Ne voyez pas dans ces affaires une preuve de démoralisation; c'est seulement un effort pour voir exactement les choses.

Le Havre , le 29 10 1940 (autre lettre)             

      L'atmosphère d'étouffement et de ténèbres ne fait que s'accroître. Afflux massif de civils allemands avec ou sans brassard, qui contrôlent tous les corps de métier, vérification discrète (!) et effective des bibliothèques et des livres en circulation ( les libraires d'ici viennent de recevoir des éditeurs parisiens la liste des livres classiques, surtout histoire, allemand et philo, qu'ils doivent sur ordre de l'occupant leur retourner immédiatement à Paris ). Moyens de pression de toute nature pour maintenir le maximum de civils dans cette ville que les récents accords (!!) ont des chances de rendre inhabitable, et surtout dispersion, mélange et cohabitation à outrance. Avec ça de grandes affiches qui chantent le bonheur d'être protégés par les Allemands; d'autres offrent du travail en Allemagne aux chômeurs, d'autres rappellent qu'un tel a été fusillé pour sabotage, d'autres interdisent de lire des feuilles ou d'écouter des postes qui ne sont pas sous contrôle allemand.(Ca ne vise naturellement pas Radio-Toulouse) D'autres enfin proclament la peine de mort pour quiconque cachera un Anglais.Dans l'ensemble la population est à la hauteur de ses souffrances. Dimanche en allant me promener aux environs, j'ai traversé un quartier littéralement soufflé par l'explosion d'un train de munitions : de ces pauvres bicoques, il restait une carcasse, un pan de mur, quelques pierres. Les propriétaires fouillaient dans les décombres avec des bouts de bois ou des fourches.Ils triomphaient quand ils en sortaient un bout de couverture ou 2 godasses écrasées. Visage et symbole du malheur qui nous écrase. On ne sait plus ce qu'on pourra tirer de là,soi-même. Autre spectacle lamentable, les gens très pauvres qui vont et reviennent à pied le soir dans le crépuscule si brumeux et si froid. Ils couchent aussi loin que possible, c'est-à-dire bien près, traînant leurs gosses dans des charrettes, les grand- mères sur des remorques, une couverture roulée autour d'eux, avec ce qu'ils ont de plus précieux ou de plus cher dans une vieille valise sale. Journalier exode. Ils ne se plaignent même pas. Médite tout cela avec Pierre et voyez ce qui vous reste à faire. Je vous embrasse tous deux.(Il est bien permis de s'attendrir puisque nous sommes maintenant si loin). M. Aux dernières nouvelles : chaque chef d'établissement dans l'enseignement doit faire un rapport sur le personnel et s'assurer que nous avons " l'esprit nouveau "!

2 novembre 1940
       Que tout est dégoûtant et pénible. L'horreur de ne jamais en sortir. Par ailleurs, il vient d'arriver à M... R...D... une triste affaire. Elle a fait une fausse couche consécutive à son double trajet journalier pour venir de la campagne, où elle habite, faire ses cours au lycée. Ils sont désolés tous les deux et ça a beaucoup assombri les collègues.Je pense à la parole de l'Evangile " Malheur aux enfants, aux vieillards et aux femmes enceintes! "...
 

12 novembre 1940
      Au ministère, personne ne savait que les 2 lycées étaient ouverts ici. Alors, quand Maman espère qu'on nous en tiendra compte, je rigole doucement... Depuis hier, grande tempête. Le vent a retrouvé sa violence destructrice. Je vis là-dedans comme un poisson dans l'eau, mais l'E.P.S., où nous ne sommes et ne serons pas chauffées,tremble de courants d'air.
 

24 novembre 1940
      Ici, tout réuni : risque, fatigue,travail intensif, dêche, naturellement rien en échange. "On vous garde, c'est déjà bien joli ". Vous avez dû, d'ailleurs, entendre hier à Radio Vichy la liste des gens révoqués chez nous; ça commence. Le recteur de Nancy a dû protester trop vivement devant le traitement indigne infligé aux gens de Meurthe et Moselle. Aussi est-il tête de liste. H...., le recteur de Lille, qui avait filé en laissant les profs sans ordre, est nommé recteur d'Alger,pour récompenser ses loyaux services et son courage. Dégoût croissant de toutes ces machines...
 

30 novembre 1940
      Chère Maman Tu peux aller voir le curé de St Pierre, lui faire dire une messe d'action de grâces et y assister en personne. Cette nuit une bombe est tombée à moins de 50 mètres sur le 15 et le 17 de la rue Béranger. Six personnes blessées,une petite fille de 9 ans morte dans son lit.
Madeleine Michelis, résistante neuilléenne, bombardements au Havre en 1940, illustration: infographie dérivée d'une huile sur toile, de Bosselin Depuis 8 jours, comme vous avez dû l'apprendre, ça tape dur ici. Dès 4h moins 20 hier, on entendait cogner sur le Plateau. Comme j'étais fatiguée ( J'avais corrigé des copies jusqu'à 2h1/2 du matin ), j'ai laissé les M. et Hélène travailler dans la cuisine. Je lisais dans mon lit quand à 10h1/4 ça a commencé à se rapprocher du quartier.A peine Suz et sa mère viennent-elles de se coucher qu'un choc ébranle la maison. Puis un bruit sourd et mat dans la rue tout près. Voix angoissée de Mme M... " Levez-vous vite et descendons ". Je refuse et elles partent. Hélène entre dans la chambre, gelée, je lui offre de se coucher à la place de Suz; puis nous entendons du bruit, des cris dans la rue, des mots allemands, des moteurs d'auto. Nous sautons du lit, ouvrons la fenêtre : voitures de sapeurs-pompiers, ambulances, autos de médecins et les jeunes gens de la D.P. qui courraient dans la rue avec brassards blancs et civières. Nous sortons : 6 ou 7 personnes sous les décombres. On les entend crier " au secours " puis plus rien; pas de lumière; le bombardement continue. On déblaie; horrible nuit. A 3h on avait réussi à sortir 6 blessés et une petite fille morte dans son lit. Sur le moment ça ne m'a rien fait; j'avais seulement un peu mal aux reins en me recouchant. La peur sans doute. Nous avons même réussi à dormir un peu. Sommeil hanté d'enterrements.Ce matin, pas de gaz, un froid de loup. Quand elles ont toutes été parties, je me suis effondrée. Crise de larmes.Je pleurais sans raison en me débarbouillant. Sale bled.Je suis sortie; d'autres maisons, à 75m ou 100m ont été touchées; sous 2 immeubles, à 11h, des ensevelis criaient encore. Avec cela, un petit froid sec et un soleil éclatant qui dessine les moindres détails, au milieu de la chaussée un cahier d'enfant et des lettres. Ils ont visé un chantier de menuiserie et de charpentes qui travaille pour la marine des Allemands et l'ont manqué à 15 et 25 m. En faisant ma chambre, j'ai entendu crier dans la rue.C'était ma concierge qui injuriait l'officier du garage voisin. " Sal..., cochons, si vous n'étiez pas là, ça ne serait pas arrivé. Tous ces pauvres gens blessés ou morts..." " Oh, Madame, Madame... " Il ne savait rien dire d'autre.
Le recteur venu hier en inspection s'est bien gardé de coucher ici. Frousse et carence des chefs. Vraiment quelle année durcissante; et par là-dessus le départ proche de Jean. Au moins pour lui, les risques ne seront pas inutiles. Pauvre petit, pauvres nous. A midi, pour pouvoir avaler quelque chose, j'ai dû m'offrir un calvados. Puissance de l'alcool.
Pour l'agrèg, passez-moi l'expression, mais aujourd'hui je m'en fous.

 

9 janvier 1941
      Je pense sans cesse aux prisonniers, aux victoires anglaises et je me réjouis même de manger des ruta... Je ne sais si cela tient au temps mais je me sens toute réconfortée. Nous allons sortir de cet enfer. Quand? Cela n'a plus d'importance puisque l'issue est certaine. Nous gaulerons bientôt les noix.