Madeleine Michelis


Un témoignage

extraits d'un texte de Madame L.Chamoux-Cavayé publié en 1946 dans le recueil

«A la mémoire des Sévriennes mortes pour la France»
1939-1945

        « C'est un soir d'octobre 1934, à Sèvres, que j'ai vu pour la première fois Madeleine Michelis, placée par hasard près de moi au dîner. Parisienne sortant de la cagne de Condorcet, elle représenta à nos yeux d'anciennes internes provinciales le charme de la liberté. En elle l'indépendance, une formation personnelle et originale, l'inimitable reflet de la capitale sur une sensibilité fraîche et déjà cultivée, attiraient au premier abord la sympathie. Mais elle valait beaucoup mieux que cela. Le temps devait me la révéler comme une amie sûre, dévouée, au coeur ardent et profond. La guerre, ensuite, la grandit héroïquement et, moins de dix ans après son entrée à Sèvres, elle périssait torturée par la Gestapo. Nous avons été mille à la pleurer, maîtres, camarades, élèves, groupés autour de sa place vide dans l'église de Neuilly, et la notion du sacrifice consenti unissait en esprit notre assemblée.

        Madeleine appartenait dans la clandestinité à « Libération-Nord ». Après avoir enseigné au Havre, et passagèrement à Victor-Duruy, elle était professeur agrégée au lycée d'Amiens. Dans ces régions durement frappées par la guerre, directement intéressées à la victoire, Madeleine avait trouvé l'emploi de son enthousiasme et de multiples complicités pour sa dangereuse tâche.

        Le lundi 7 février 1944, elle se rendit à l'improviste à Valenciennes pour prévenir des collègues de l'arrestation de l'une d'elles. Peu de jours après, Madeleine était arrêtée, on ne sait pas encore exactement au moyen de quelle trahison, piège où tomba sa trop confiante générosité. Le 14 février, Marcelle Moreau, ancienne Sévrienne, également arrêtée dans la même « chaîne », rencontra Madeleine en gare d'Amiens. On les conduisit à Paris. Là, elles purent échanger quelques mots et tâchèrent de s'entendre sur ce qu'elles diraient. Madeleine raconta à sa compagne que la police avait trouvé des lettres et papiers compromettants chez elle. Le 15 février se passa en cellules séparées au lycée Montaigne.

        L'interrogatoire eut lieu vers le soir du même jour, jour de grand froid, il nous en souvient. Lorsqu'elle est revenue dans sa cellule, Madeleine « a crié qu'elle avait eu un bain glacé et qu'elle avait du mal à se réchauffer », écrit sa compagne. Le mercredi 16 février, vers 13 heures, emmenée boulevard Montparnasse à l'hôtel des Etats-Unis, Madeleine fut gardée seule, et depuis, aucun témoin ne semble l'avoir revue vivante.

        Quelques jours plus tard, la pitié spontanée d'un fonctionnaire français faisait restituer en cachette sa dépouille à la famille qui, sans cela, n'aurait rien su. On ose à peine imaginer le déchirement d'une mère et d'un père, leur découverte des traces du supplice. Nul doute que notre amie ait été en vain sauvagement assassinée, car nous savons sa force d'âme. Souvent l'image de cette agonie, digne du Dieu qu'elle vénérait, hante nos rêves : lente et crucifiante Passion qui l'élève par la douleur au niveau des martyrs.

        A ses parents et à son frère unique si tendrement aimés reste une relique dont la vue bouleverse le coeur : un petit livre scolaire que Madeleine avait conservé en prison et où elle a gravé, sans doute dans le noir, avec un objet pointu, un bref adieu pour les siens tracé d'une main hésitante, sans encre, en éraflant le papier : « Papa et maman chéris, je pense à vous, je pense aussi à Jean... » Mots qui s'achèvent presque illisibles, en message de souffrance et d'amour dont on ne peut oublier le pathétique.

        Madeleine repose maintenant dans cette terre proche de Paris qui lui était chère. Elle y avait passé son enfance comme élève aux cours secondaires de Neuilly. Elle y avait toujours son foyer modeste, fière d'être fille d'un artisan, entrée dans l'élite intellectuelle par l'effort de sa volonté. Une finesse native s'alliait en elle à la simplicité. Mais ses études n'avaient pas été sans mérite. Une brillante mémoire, la persévérance, beaucoup d'ordre et de clarté, un insatiable désir d'apprendre, l'enthousiasme, l'imagination et la facilité composaient ses dons. Ils s'étaient accrus par le travail. Celles d'entre nous qui l'ont connue à Sèvres n'ont pas oublié l'atmosphère de sa chambre bleue, où peu de détails, mais bien choisis symbolisaient le goût de Madeleine pour l'harmonie et la paix, et traduisaient parfois son innocente bonne humeur. C'est là qu'elle poursuivait les interminables lectures commencées à la bibliothèque. Tout l'intéressait, ou plutôt la passionnait, aussi bien dans l'Ecole qu'au dehors : la musique, la danse, le théâtre; philosophie, politique, histoire; élégance, mondanités; les sports, les voyages : tout ce qui plaît aux yeux, touche le coeur, éveille les idées, exalte la joie de vivre. Nous ne pouvons plus maintenant voir un beau tableau, applaudir un concert ou prendre un livre nouveau sans évoquer une absence et dire : « Madeleine aurait aimé cela. » Elle adorait les enfants, les fleurs. Mon petit garçon conserve l'ours de peluche qu'elle lui avait donné et dont ils s'amusaient autant l'un que l'autre. Et je ne me promène jamais dans Paris sans me rappeler qu'elle m'en présenta les trésors d'art au cours de plusieurs jeudis magnifiques d'entrain et de curiosité.

        Son visage aigu, à la fois naïf, émerveillé et réfléchi, livrait une ardente vie intérieure. Ses yeux clairs brillaient d'attention ou de gaîté sous l'auréole des cheveux blonds. Rarement se rencontre un être plus fait pour le bonheur. Cette vitalité rendait Madeleine attachante et faisait naître les amitiés autour d'elle. Et d'autre part, sa dignité morale commandait l'estime; elle s'occupait activement des questions sociales et de son prochain : aujourd'hui qu'elle n'est plus, nous voyons jusqu'où un tel souci pouvait la conduire.

        N'oublions pas que des mains criminelles voulurent précipiter au néant tant d'intelligence et de ferveur, tout ce qui était une belle âme, et qui survit au moins en nos fidèles mémoires. A nous d'entretenir la lumière des souvenirs. A nous de méditer et de faire entendre aux rescapés de la tourmente les leçons de ce sacrifice, qui est témoignage d'espoir et de foi, dans un siècle si riche en jeunes filles héroïques. En France, l'idéal n'est pas un vain mot; et celui de « devoir » a aussi un sens pour les consciences formées dans notre Université. Saluons le départ de ces êtres choisis, sans que notre deuil nous cache que leur mort a élargi les horizons de l'avenir.»